Ce texte est le résultat d’une commande d’écriture pour Marc Douillet, metteur en scène, et la compagnie Les Baladins. Marc désirait travailler sur le thème de l’intime. Nous avons tous les deux élaboré un questionnaire soumis à chaque comédien participant au projet. Ces moments ont été filmés, puis les vidéos m’ont été envoyées, constituant la matière brute à partir de laquelle j’ai composé le texte Baladintimes.


Le plus difficile a été, au début, de surmonter deux obstacles : tout d’abord faire face à un paradoxe. En effet, on peut se demander dans quelle mesure l’intime est dicible au théâtre. D’autre part, il fallait aussi partir du fait que les comédiens avaient, la plupart du temps, soigneusement esquivé tout ce qui débouchait sur une mise à découvert de leur propre intime.

Il apparut donc très vite qu’à l’évidence, tout ne serait pas dit, que je devais veiller à suggérer, introduire des temps de liberté, où les comédiens pourraient montrer et se montrer avec ou sans parole, un temps qui leur serait laissé en amont des représentations mais aussi durant celles-ci, pour opérer des choix, aller au fond d’eux-mêmes en fonction des désirs de l’instant, propre à faire parler l’intime. Je leur fais donc, à plusieurs reprises, des propositions de gestes, danses, mots dont ils se saisiront de manière aléatoire.

Mais si j’apprécie l’écriture de plateau, je n’ai pas voulu renoncer à être pleinement auteur. Afin de rester au plus près de ce que les comédiens avaient voulu nous dire, j’ai souhaité insérer le plus possible leurs paroles, leurs réponses. Chaque fois, je l’ai signalé par une police de caractère particulière (arial narrow) qui se distingue des didascalies et de ce que j’ai créé ex nihilo. Baladintimes est donc en partie le fruit d’une analyse des réponses de chaque comédien, d’un découpage et d’un ordonnancement ou d’une réorganisation en fonction des nécessités de la composition d’ensemble. De longs monologues permettent de rendre compte de la complexité d’une pensée. Des dialogues ont été aménagés pour mettre en valeur tel aspect d’une intimité qui peinerait à affleurer dans la solitude. Chacun s’y retrouvera sans doute, encore que j’ai tenu à mélanger parfois les paroles des uns et des autres, et que je n’ai pas voulu enfermer ce qui était dit dans des personnages particuliers correspondant à chacun des comédiens. Je ne désirais pas que d’un bout à l’autre du texte chacun soit systématiquement confronté à ses propres paroles, trop reconnaissables, intimidantes, éventuellement bloquantes, pouvant déboucher sur de l’auto-censure ou entretenir une forme de narcissisme.
Au-delà, en regardant la vidéo d’un échange collectif survenu, durant l’hiver, à ma demande, pour épaissir la réflexion sur une des questions posées – quelle réaction face à un arbre mort ? -, je me suis rendu compte que les comédiens, après avoir pris connaissance de toutes les videos de leurs interviews, étaient étonnés de l’univers mental commun qui gouvernait leurs réponses, leur manière de voir le monde, d’appréhender la vie. Cela me conduisit encore plus à mêler, faire se frotter, des parts d’intime de chacun. Cela renforça aussi l’idée que je devais rendre compte, non seulement de parcours individuels, mais tout autant de la part des déterminismes socio-culturels et des affinités électives constitutifs de l’intime.
Introduire un enfant dans le projet me guida pour interroger les processus de transmission. Construire des scènes de groupe s’imposa davantage pour questionner le fait que plus nous avançons en âge et plus nous sommes le fruit de nos rencontres et échanges avec les autres. C’est à partir de ces deux paramètres que j’ai pu me convaincre que ce qui allait s’écrire avait un sens au-delà de l’identité particulière de chaque comédien. Leurs souvenirs, leurs affres, leurs doutes, leurs envies, atteignaient bien une autre sphère que l’on appelle usuellement l’universel.

Cette introduction suffit pour montrer que ce texte n’est pas une enquête sociologique. Le souci de coller au réel, ne m’a pas conduit à un théâtre tout à fait réaliste. Des paroles ont été recomposées. J’ai introduit une cinquantaine de noms qui sont autant de personnages, situations, noms, formes, offerts au choix des comédiens. Des passages enfin ont été créés de toutes pièces dans une langue particulière, afin de favoriser une certaine mise à distance nécessaire à la rencontre du texte et du spectacle avec les spectateurs. Il s’agissait également de pousser plus avant dans certaines directions esquissées par les comédiens dans leurs réponses au questionnaire, et qui m’intéressaient. Enfin, je désirais réunir tous ces fragments dans un flot continu, ne pas m’astreindre donc à un découpage scénique, ni balancer un matériau désordonné, mais être dans une fluidité, un mouvement perpétuel, à l’image de la conscience et de la vie dont l’intime est fait, ce qui le rend tellement insaisissable.

Gilles Desnost