Texte de la pièce "C'est une femme du Monde" (G.Feydeau)

Scènes : 1  2  3  4  5  6  7  8  9  10  11  12  13  14   Chansons   Le juré



Un cabinet particulier dans un restaurant. Au fond, porte d’entrée donnant sur la salle où est la caisse. Portes à droite et à gauche, premier plan. Porte à gauche, deuxième plan. -Une table servie à droite, au milieu de la scène. - A gauche, un canapé. -Au fond, à gauche, une desserte. -Chaises, etc.


Scène I

ALFRED, puis PHILOMELE


ALFRED - Voyons !…combien mettrai-je de couverts à cette table ? deux, trois ou quatre ?…çà, c’est un jeu auquel je m’amuse souvent…je fais des paris à moi-même, des sommes énormes !….qu’est-ce que ça me coûte ?…puisque ça me rentre…et c’est très amusant … Voyons…deux …c’est pour les rendez-vous d’amour…trois pour les ménages à trois…et quatre pour les parties carrées…Allons, ce soir nous mettrons la partie carrée….D’abord, ça rapporte plus à la maison. Les tête à tête, ça n’est que la moitié et puis ça ne consomme pas !….Ils sont toujours pressés d’arriver au café…on pourrait même dire au pousse-café…Mettons quatre. Dix mille francs que ce sera quatre !


PHILOMELE - Voilà les hors-d’œuvres.


ALFRED -Philomèle ! …arrive ici !…

Il l’embrasse


PHILOMELE - Veux-tu bien te taire !… C’est lâche ! tu vois que j’ai les mains prises !


ALFRED, lui pinçant la taille-j’ai les miennes libres et j’en profite !… Il l’embrasse.


PHILOMELE - Assez, voyons !… Si le patron nous voyait ! tu sais qu’il ne badine pas sur le … badinage !


ALFRED - Eh bien ! quoi, badinage ! Qu’est-ce qu’il a à dire ? Est-ce que le nôtre n’est pas légitime ? Est-ce que tu n’es pas ma femme ?


PHILOMELE - C’est possible ! …mais ici je suis caissière et il dit qu’une caissière, ça n’est pas fait pour son mari, mais pour les clients !


ALFRED - Ouais ! … Eh bien, qu’il fourre donc sa femme à la caisse, il verra si c’est fait pour les clients !


PHILOMELE - Oh ! sa femme !… Tout le monde se sauverait !


ALFRED - Ça, c’est vrai ! c’est une basilique !


PHILOMELE -Et les basiliques, c’est si peu fréquenté !


ALFRED - En attendant, que je t’y prenne à badiner avec le client.


PHILOMELE - Oh  pas de danger ! Tu as vu l’autre jour le gommeux qui m’a fait des avances ! …je lui ai allongé une de ces gifles !…


ALFRED- tu as bien fait ! Seulement ce qui m’étonne, c’est que le patron ne t’ait rien dit !


PHILOMELE - Le patron ! au contraire ! il m’a augmentée !


ALFRED- Allons donc !


PHILOMELE - Parfaitement !…il m’a dit : une gifle ! ça excite les hommes… continuez !


ALFRED - Oui ?


PHILOMELE - Tu vois donc que tu peux dormir sur les deux oreilles !


ALFRED - Sans transpercer mes oreillers !…C’est tout ce qu’il me faut.


PHILOMELE - Ah ! Alfred ! tu sais bien que je n’aime que toi !


ALFRED - Oh ! ma petite Philomèle !


PHILOMELE - Comme toi aussi, tu ne dois aimer que moi.


ALFRED, s’asseyant sur le canapé et la faisant asseoir sur ses genoux - Comment donc !


PHILOMELE - Tu les as bien aimées, dis tes deux premières femmes !


ALFRED - Mais non ! Mais non !


PHILOMELE - C’est ça qui me fait enrager : quand je pense qu’une autre, que deux autres….sans compter le casuel…


ALFRED - Oh ! le casuel !


PHILOMELE - Ont été, comme ça, entre tes bras !…Non, ça me fait un effet !


ALFRED - Oh ! voyons ! tu es enfant !….D’abord, je ne l’ai pas aimées tant, tant que ça !


PHILOMELE - Oh ! on dit cela !…


ALFRED - Et puis enfin, puisque je suis veuf, doublement veuf !…. ce qui n’est plus n’est plus ! Eh bien ! n’en parlons plus !


PHILOMELE - Oh ! bien, oui ! n’en parlons plus ! Seulement tu m’aimeras bien, dis, Alfred?


ALFRED - Mais oui ! et encore davantage !

Philomèle l’embrasse


SCENE II

Les MEMES, PATURON


PATURON - Oh ! Pardon !


PHILOMELE - Oh ! Un client !


PATURON - Je m'en vais ! Je m'en vais !


ALFRED - Mais non! du tout!... restez, monsieur, restez!


PATURON - Le maître d'hôtel !


ALFRED, à Philomèle - Toi, file !...


PHILOMELE - Oui... Saluant Paturon Monsieur !


PATURON - Eh bien, ne vous gênez pas, mon ami ! Qu'est-ce que vous faisiez là ?


ALFRED - Je vais vous dire, monsieur... c'était pour occuper mes loisirs...


PATURON - Je vois bien !


ALFRED - Et puis, comme c'était un cabinet neuf, le patron m'a dit :
« Vois si tout est bien en état pour le confort du client »


PATURON- Oui !... vous fatiguiez les ressorts.


ALFRED - Monsieur exagère! Et... qu'est-ce qui nous vaut la visite de monsieur Paturon ?


PATURON- Tiens ! vous me connaissez donc !


ALFRED - Oh ! moi, monsieur ! Je connais mon Paris ! c'est moi ALFRED


PATURON - Ah !c'est vous Alfred ? oui ! oui !... seule­ment je connais beaucoup d'Alfred!


ALFRED - Alfred ! l'ancien maître d'hôtel de la Maison d'Or !..


PATURON - Oh !... c'est juste !... Je me disais aussi : j'ai vu cette binette-là quelque part !


ALFRED - Monsieur me flatte !


PATURON - Et alors, c'est comme ça que vous trompez votre femme avec la caissière !


ALFRED - Du tout, monsieur!... la caissière, c'est ma femme !


PATURON - Comment ! Je croyais qu'autrefois vous m'aviez dit qu'elle était dans les téléphones !


ALFRED - Oh ! ce n'est pas la même, monsieur ! Celle-ci, c'est ma troisième femme !


PATURON - Mâtin ! quel gaillard !


ALFRED - Ah ! monsieur !... quand on ne les mène pas de front !... ce n'est pas de la gaillardise !


PATURON - Eh bien, qu'est-ce que vous avez fait de la seconde !


ALFRED - Ah! Qu'est-ce que vous voulez, monsieur!...elle a succombé!


PATURON - Oh ! la pauvre femme !


ALFRED - Elle a succombé à quelque enjôleur !


PATURON - Aie !


ALFRED - Elle a fait comme ma première !... elle s'est fait enlever et depuis, je ne l'ai pas revue !


PATURON - Eh bien, dites donc ! vous n'avez pas de chance avec vos femmes !


ALFRED - Non, monsieur ! j'ai toujours eu la bosse du mariage, elles n'ont jamais eu la bosse de la fidélité !


PATURON - Ah ! bien, qu'est-ce que vous voulez ? Ça aurait fait trop de bosses dans le ménage ! Mais si je ne me trompe, vous étiez déjà divorcé d'avec votre première femme !


ALFRED - Parfaitement !... c'est même ce qui m'a permis d'épouser la seconde. Et j'ai également divorcé d'avec la seconde, ce qui m'a permis d'épouser la troisième.


PATURON - D'où il résulte que vous avez trois femmes sur le pavé de Paris !


ALFRED - C'est-à-dire qu'à vraiment parler... je n'en ai qu'une, mais il y en a trois qui se croient chacune ma femme ! parce que les deux premières, elles, ne savent rien du divorce!... Quand elles ont filé, j'ai fait constater la disparition et le divorce a été prononcé en leur absence.


PATURON, se levant - Vraiment ? Les deux premières ignorent...


ALFRED - Les trois, même ! parce que j'ai trouve inutile de dire à ma dernière femme que j'étais divorcé : ça embête toujours les femmes, ces choses-là ! je lui ai dit que j'étais veuf, c'était bien plus simple ! et même, si vous la voyez, je vous prierai de ne pas faire d'allusion !


PATURON - Soyez tranquille !


ALFRED - Je vous dis ça à vous, parce que vous êtes un ami, mais motus.

PATURON - Entendu ! mais sans vouloir vous êtes désagréable, je vous avouerai que je ne suis pas venu exprès pour entendre vos histoires conjugales !


ALFRED - C'est juste, monsieur!... je me laissais aller à mes effusions.


PATURON - Voilà! j'aurais besoin d'un cabinet.


ALFRED -Je vois ! Eh bien, celui-ci... il ne vous va pas?


PATURON - Si, parfaitement ! gardez-le moi ! Maintenant, pour le menu...


ALFRED -Oh ! rapportez-vous en à moi ! Je connais vos goûts ! Vous serez content.


PATURON - Bon !


ALFRED - Combien êtes-vous ?


PATURON - Bêta !... Je suis deux !


ALFRED - Toujours, alors ! Eh bien, j'enlève deux couverts ! J'ai perdu mon pari ! c'est dix mille francs que je me dois !


SCÈNE III

les mêmes, GIGOLET

GIGOLET - Garçon !


ALFRED - Monsieur !


PATURON - Tiens ! Gigolet !


GIGOLET - Paturon !


ALFRED - Ah! bien, nous sommes en pays de connaissance !


PATURON - Ah ça ! par quel hasard vous trouve-t-on ici ?


GIGOLET - Oh ! sans doute par le même que vous ! Partie fine ? hein !


PATURON - Partie fine !


ALFRED - Partie fine !


GIGOLET - Merci, mon ami ! (à Paturon) Mais voilà des éternités que nous ne nous sommes vus !


PATURON - Deux ans, mon cher ! Comme ça passe !


GIGOLET - On m'a dit que vous aviez une liaison ?


PATURON - C'est vrai ! Eh bien, et vous, on m'a dit que vous étiez marié?


GIGOLET - Marié ? Oh ! une liaison comme vous ! moi, j'ai toujours été pour le ménage, seulement, que voulez-vous, j'ai toujours été gaucher.


ALFRED - C'est ce qu'on appelle des ménages de la main gauche.


GIGOLET - Merci, mon ami. (à Paturon) Il est familier, ce maître d'hôtel.


PATURON - Oh ! c'est Alfred, l'ancien maître d'hôtel de la Maison d'Or ! C'est un ami pour les clients ! (A Alfred, présentant Gigolet) M. Gigolet. (Présentant Alfred) Alfred !


ALFRED - Enchanté, monsieur.


GIGOLET - Eh bien, Alfred, mon ami ! il me faudrait un cabinet... un cabinet mystérieux.


ALFRED - Pour abriter un premier amour ?


GIGOLET - Voilà !


ALFRED - Eh bien, j'ai votre affaire !... j'ai un petit nid par là.


GIGOLET - Bien ! Quant au menu...


PATURON - Oh ! rapportez-vous en à lui ! il connaît mes goûts !


GIGOLET - Oui, mais pas les miens.


ALFRED - Si ! Si ! vous serez content!... Je vais!... Seulement, je n'ai pas de veine... J'avais aussi parié pour la partie carrée!... c'est encore dix mille francs que je me dois... Je me ruinerai! (à Gigolet) Je vais mettre le couvert !


SCENE IV
PATURON, GIGOLET


PATURON - Ah ! ce cher Gigolet !... Ça fait plaisir de se retrouver !


GIGOLET - Ah ! je crois bien ! On s'est connu dans une fredaine, on se retrouve dans une fredaine.


PATURON - C'est le mot ! Car je vous avouerai que, ce soir, je trompe ma main gauche.


GIGOLET - Parbleu ! mais moi aussi ! en plein coup de canif !


PATURON - Oui ?


GIGOLET- Absolument ! Moi, je trouve qu'on doit avoir les mêmes égards pour une maîtresse que pour sa légitime. Par conséquent, je la trompe !...


PATURON - Dame !... sans ça, autant se marier !


GIGOLET - C'est évident !... et puis, mon cher, il faut la voir, ma nouvelle conquête ! c'est une découverte !...


PATURON - Ah ! vraiment !


GIGOLET - Ah ! mon cher ! c'est une merveille !


PATURON - Et... quoi ?... Cocotte ?...


GIGOLET - Oh ! là là !... est-ce que je fréquente ! Non. C'est une femme du monde !


PATURON - Ah ! comme vous avez raison ! les femmes du monde, mais il n'y a que ça ! C'est le mystère! les rendez-vous discrets!... C'est la perspective d'un mari ridicule, jaloux !... C'est le flagrant délit qui menace!... partout le danger! la crainte!... Ah! quel piment dans l'amour ! tandis que les cocottes, c'est la banalité, sans l'imprévu!... sans le péril!... C'est l'amour à prix fixe ! l'amour dans un bazar, entrée libre !... Ah ! non ! non !... la femme du monde, la femme du monde et rien que la femme du monde !...


GIGOLET - D'où je dois conclure que votre conquête n'est pas une cocotte !


PATURON - Parbleu ! C'est aussi une femme du monde !


GIGOLET - Ce qui fait que nos deux bonnes fortunes...


Les deux, ensemble. - Sont des femmes du monde !


PATURON - La mienne est la toute jeune veuve d'un colonel d'artillerie.


GIGOLET - Oui?...


PATURON - Et... il paraît qu'il est mort au premier feu.


GIGOLET - Honneur aux braves ! Et pas d'autre escarmouche depuis ?


PATURON - Aucune !... Je serai sa première !... la pauvre enfant!... Elle vit retirée avec sa tante; je l'ai rencontrée hier, au moment où elle allait la rejoindre. Il pleuvait tellement fort, et elle m'a vu si mouillé, si mouillé, qu'elle m'a dit : « Monsieur, voulez-vous la moitié de mon parapluie ? » 


GIGOLET - Charmante enfant !


PATURON - N'est-ce pas ?... Et quelle touchante inconséquence !... Est-ce qu'une roublarde aurait fait ça?... Tandis qu'une femme du monde, ça ne voit pas le danger et ça s'y jette !... Voilà comment j'ai pu arriver, avec une peine infinie, à la décider à accepter ce soir ce premier rendez-vous ?


GIGOLET - Ah ! bien, mon cher, j'ai eu bien plus de peine que vous encore!... parce que la mienne, elle est mariée !


PATURON - Ah ! ah ! très tentant !


GIGOLET - Et son mari la tient!... Il est au Canada !


PATURON - Ah ! il la tient de loin !...


GIGOLET - Oui !... mais il l'a confiée à sa mère ! une de ces femmes austères qui ne transigent pas sur les principes ; elle n'a qu'une chose pour elle, elle est sourde.


PATURON - Ah ! c'est une compensation !


GIGOLET - Elles étaient là toutes les deux, l'autre soir, aux Bouffes Parisiens.


PATURON - Aux Bouffes Parisiens!... c'est léger pour une femme austère.


GIGOLET - Oui, mais comme elle est sourde!... la petite lui avait fait croire qu'elle était à l'Opéra-Comique !


PATURON - Allons donc !


GIGOLET - Parfaitement!... et même dans les entractes, - petit amour-propre de sourde, - pour avoir l'air d'avoir entendu, la mère chantonnait :

« Prenez garde ! Prenez garde !

La dame blanche vous regarde ! »


PATURON - Et vous preniez garde ?


GIGOLET - A ce que la vieille ne me regarde ! Parfaitement ! Et quant à la petite, très sans façon d'allures -car c'est à remarquer combien les femmes du monde sont quelquefois sans façon d'allures - elle m'empruntait mon programme, ma lorgnette, et puis elle me racontait la pièce... C'était la huitième fois qu'elle la voyait !...

PATURON - Sa mère aime la Dame blanche.

GIGOLET - Et puis, quand elle m'a eu raconté la pièce, elle m'a raconté toute sa vie, son mariage, son mari au Canada, sa mère sévère et sourde.


PATURON - Eh bien, et vous ?


GIGOLET - Moi ? Eh bien ! je lui ai raconté que je connaissais ici un petit restaurant où les femmes mariées, dont les maris étaient au Canada, venaient très souvent, en laissant leurs mères sévères et sourdes à la maison.


PATURON - Comment, vous lui avez dit ça ?


GIGOLET - Pas comme ça ! Vous pensez bien, n'est-ce pas, que cela aurait été cousu de fil blanc ! Elle m'aurait envoyé promener.


PATURON - Évidemment ! une femme du monde !


GIGOLET - La preuve que je ne lui ai pas dit ça comme ça, c'est qu'elle va venir ici sans sa mère, à laquelle elle aura menti aujourd'hui pour la première fois.


PATURON - Heureux coquin ! va !


GIGOLET - Seulement, le diable, c'est que j'avais l'autre!... ma main gauche!... elle me tient!... elle me tient ! Vous comprenez que, comme elle est très fidèle, elle n'admettrait pas que je ne le sois pas !


PATURON - Elle est fidèle ?


GIGOLET - A en être crampon !...


PATURON - Ah ! mon cher, elle ne peut pas l'être plus que la mienne !...


GIGOLET - Eh bien, il y a vraiment un Dieu pour les amoureux !... Au moment où je me cassais la tête pour trouver une craque à lui faire avaler, la voilà qui m'apporte une dépêche qui lui disait que sa tante était au plus mal et l'obligeait d'aller passer la nuit auprès d'elle !


PATURON - Ah ! bien, voilà qui est curieux !... ma main gauche aussi !


GIGOLET - Aussi ?


PATURON - Oui!... la même chose! sa tante, malade! obligée d'aller à son chevet ! et elle m'a abandonné en toute confiance !


GIGOLET - Comme moi ! les femmes sont d'une imprudence !


PATURON - Folle, mon ami! folle!... Et en ce moment, elle est chez sa tante à Passy.


GIGOLET - A Passy ? mais la mienne aussi !


PATURON - Aussi !... Ah ! que c'est curieux !


GIGOLET - Ah ! mon Dieu ! mais alors, c'est peut-être la même tante!... Nos deux mains gauches seraient donc parentes !


PATURON - Évidemment ! Ça ne peut être que ça! mais alors, nous-mêmes, nous serions parents... par alliance!


GIGOLET - Tiens! mais oui!... par alliance gauche!... Ah ! mon cher cousin !


PATURON - Mon cher cousin !


GIGOLET - Mais sapristi ! je bavarde !... sept heures cinq !... Elle doit m'attendre !... je lui ai donné rendez-vous en voiture au coin de la rue, à sept heures!


PATURON - Allez!... Moi, je m'étonne... la mienne devait me rejoindre ici à sept heures également.



SCENE V

LES MÊMES, ALFRED, puis PHILOMÈLE


ALFRED - Messieurs, votre couvert est mis.


PATURON, à ALFRED - Dites-moi!... une dame n'est pas venue me demander ?


ALFRED - Non, monsieur !


GIGOLET - Allons ! je vous quitte ! Bonne chance !


PATURON - Dites donc ! Il me vient une idée ! Savez-vous ce qui serait gentil ?


GIGOLET - Quoi ?


PATURON - Si nous réunissions nos parties fines !


GIGOLET - Tiens!


PATURON - Oui, si nous fusionnions !


GIGOLET - Comment? Vous voulez...


PATURON - Mais oui, mon cher ! C'est bien plus amusant ! au lieu de deux tête-à-tête, une bonne partie carrée!... C'est ça qui rompt la- glace!... Supposez qu'au dernier moment, une de nos femmes du monde ait des remords ; en tête-à-tête, elle fait sa tête!... Tandis qu'en partie carrée, il y a l'émulation, l'entraînement général ; elles finissent par y mettre de l'amour-propre ! C'est la victoire assurée!... Est-ce que ça ne serait pas plus gentil ?

GIGOLET - Mais oui !... Seulement, voilà !... voudront-elles ?

PATURON - C'est vrai ! des femmes du monde ! On ne peut pas agir avec elles comme avec celles du demi ! Elles auront peut-être peur de se compromettre ! Ecoutez ! je vais demander à la mienne !


GIGOLET - Eh bien ! moi aussi, et si elles acceptent...


PATURON - Elles accepteront!... Au fond, la mienne est bonne fille.


GIGOLET - Et la mienne n'a pas de volonté !


PATURON - Alors, c'est entendu !... sauf avis contraire, la partie carrée.

GIGOLET - La partie carrée !

AlFRED - Mais c'est beaucoup plus gai!...


GIGOLET - C'est ça ! et si nous nous grisons, tant pis! Il Je me sens d'une humeur!... J'ai envie d'embrasser toutes les femmes ! Tiens ! tu es gentille, toi !


PHILOMÈLE- Oh !


GIGOLET - Aïe !


ALFRED - C'est ma femme, monsieur !


GIGOLET - Ah! pardon! enchanté!... (A PATURON) A tout à l'heure !



SCENE VI

PATURON, ALFRED, PHILOMÈLE


PATURON - Eh bien, mâtin ! elle a la main leste, votre femme !


PHILOMÈLE -Hein! Tu as vu? Eh bien, si une femme t'en fait autant, tu feras comme moi ! (A Paturon) Si tous les ménages étaient comme le nôtre, ça irait mieux dans le monde !


PATURON - C'est parler d'or. Maintenant, Alfred, vous allez ajouter deux couverts !


ALFRED - Tout de suite, monsieur. (A Philomèle.) Philomèle, mets deux couverts. (A Paturon) Alors, c'est la partie carrée !


PATURON - Oui !


ALFRED - Eh bien ! j'ai gagné mon pari ! C'est dix mille francs que je me dois!... Mais je suis bête!... quand je perds, je me dois dix mille francs, et quand je gagne, je me dois aussi dix mille francs... Mais alors, je joue un jeu de dupe !... C'est bien ! je ne payerai pas !


PHILOMÈLE - Le couvert est mis !


PATURON - C'est bien! (A Alfred) Vous avez commandé le dîner?


ALFRED - Non ! Je descends à la cuisine !... Toi, Philomèle, à la caisse !


PATURON - Vous avez peur de la laisser avec moi ?


ALFRED - On ne sait jamais ce qui peut arriver.


PATURON - Merci de votre confiance !



SCENE VII

PATURON, puis PHILOMÈLE et PERVENCHE


PATURON - Je suis décoiffé ! ma mèche, ma mèche ne tient pas ! Sans cela le reste va bien ! Je suis en beauté ce soir ! Sapristi ! Elle est inexacte!... C'est le défaut des femmes du monde : elles sont inexactes !


PHILOMÈLE, introduisant PERVENCHE - Si vous voulez entrer, madame...


PATURON - Ah ! la voici !


PERVENCHE - C'est donc des femmes qui font le service ?


PHILOMÈLE- Le maître d'hôtel est à la cuisine, madame !


PATURON, allant à PERVENCHE - C'est charmant ! Elle croit que ce sont des femmes qui font le service !


PERVENCHE à Paturon - Ah ! vous voilà, monsieur !


PATURON - Oh! Monsieur!... ne m'appelez pas monsieur !


PERVENCHE - C'est que je vous connais si peu !


PATURON - Mais si ce n'est pas pour moi, que ce soit au moins pour le personnel, qu'il croie que c'est un mari avec sa femme !


PERVENCHE - Ah ! monsieur, que dites-vous là ?


PATURON - Mais oui ! c'est pour ne pas vous compromettre !


PERVENCHE - A la bonne heure ! Je suis si émue de cette folie que je fais ! Dans la rue, je me figurais que tout le monde me regardait, je m'enfonçais dans mon fiacre ! il me semblait que je n'arriverais jamais !


PATURON - Et moi donc !


PERVENCHE - C'est pour ça que je suis arrivée si en avance !


PATURON - Ah! vous savez! Ce n'est pas si... si en avance que ça !...


PERVENCHE - Allons donc !


PATURON - Non! c'est juste!... Le rendez-vous était pour sept heures, il est sept heures un quart !


PERVENCHE - Bah ! monsieur ! si ma tante me voyait, elle me tuerait !


PATURON - Bah ! vous trouveriez quelque chose à lui raconter.


PERVENCHE - Oui, mais il y en a un à qui on n'en raconte pas !


PATURON - Qui ça?


PERVENCHE- Lui ! là-haut !


PATURON - II y a quelqu'un au-dessus ?


PERVENCHE - Mon pauvre mari qui me voit de là-haut!...


PATURON - Ah ! bon, le... Oh ! bien, ne parlons pas de lui, hein ! ne parlons pas de lui !


PERVENCHE - Oh! non, n'est-ce pas?... n'en parlons pas! n'en parlons pas!... Ah ! dites-moi que vous n'abuserez pas de la situation !


PATURON - Mais non ! mais non !


PERVENCHE - Ah ! monsieur !


PATURON - Oh ! et puis ne m'appelez pas monsieur ! Appelez-moi : Paturon!


PATURON - Potiron ?


PATURON - Pas Potiron ! Paturon !


PERVENCHE - Ça se ressemble !


PATURON - Mais non ! Ça ne se ressemble pas ! Allons, voyons, soyons gais ! nous allons faire un bon petit dîner!... il y aura du Champagne! Avez-vous déjà bu du Champagne ?


PERVENCHE, s'oubliant. - Ah ! je te crois !


PATURON - Hein !


PERVENCHE, rattrapant sa parole. - Oh ! pardon ! Je me suis laissée aller à vous tutoyer !


PATURON - Mais laissez-vous aller !


PERVENCHE - C'est que je ne me reconnais pas, voyez-vous... moi toujours si réservée!,., vrai, je ne puis me défendre d'une étrange sympathie pour vous ! Je vous connais à peine et cependant je me demande pourquoi.


PATURON - Non ! Ne vous demandez pas !


PERVENCHE - Regardez-moi... oui, ça doit être ça! Vous avez le nez de mon pauvre mari.


PATURON - Du colonel?... J'ai?... Ah! bien non ! ah ! bien non !


PERVENCHE - II l'avait beau !


PATURON - Eh bien, oui, je ne vous dis pas, mais nous avions promis que nous ne parlerions pas de lui, n'en parlons pas...


PERVENCHE - Oui, oui, je vous demande pardon !


PATURON - Voyons, nous sommes en tête-à-tête, soyons à nôtre tête-à-tête.


PERVENCHE - Vous avez raison... quand le vin est versé…


PATURON - II faut le boire... Elle a de l'esprit. Et tenez, je vais vous faire une proposition


PERVENCHE - Quoi ?


PATURON - II faut d'abord que je vous dise que moi, je suis un dilettante .


PERVENCHE - Vous voulez faire de la musique ?


PATURON - Dieu m'en garde!... Je veux dire que je suis un artiste, un raffiné ! Eh bien, quand j'ai un plaisir, j'aime à le faire durer, à le retarder, à le contrarier même quelquefois, pour le goûter plus pleinement après.


PERVENCHE - Je ne vous comprends pas.


PATURON - Ah ! ne cherchez pas à approfondir... il y a un peu de dépravation là-dedans... Ce sont là de ces subtilités auxquelles on n'arrive qu'après avoir quitté le bel âge où l'on est simplement gourmand pour entrer dans celui où l'on est gourmet... Enfin, quoi, nous voilà en tête-à-tête : aucun obstacle entre nous, n'ayant qu'à étendre la main pour arriver à ce dénouement auquel il faut bien qu'on arrive, mais qui gagne tellement à être différé...


PERVENCHE - Oh ! oh ! il me fait l'effet d'un homme qui ne se sent pas en voix !


PATURON - Eh bien ! ces obstacles qui nous manquent, qu'est-ce qui nous empêche de nous les créer?... Qu'est-ce qui nous empêche de dîner ensemble, mais entre des indifférents dont la présence nous gênera n'ayant qu'une perspective : le moment où nous en serons débarrassés ? Ah ! non, voyez-vous, il n'y a que ça de vrai ! et n'en déplaise au philosophe qui a dit : « ousqu'y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir », je lui dis moi : «  Ousqu'y a pas de gêne, il n'y a pas de plaisir ! »


PERVENCHE - Enfin, où voulez-vous en venir ? nous ne pouvons pas dîner à table d'hôte !


PATURON - Écoutez, ! Je viens de rencontrer un ancien ami à moi ! il est comme moi en partie fine... J'ai pensé qu'au lieu de dîner tous les deux ensemble, nous pourrions dîner tous les quatre...


PERVENCHE - Permettez!... mais quelle est la femme? Qu'est-ce que c'est ?


PATURON - Oh! une femme du monde!... Sans cela je ne vous en aurais même pas parlé !


PERVENCHE - Une femme du monde?... Oh! alors oui... (A part.) Ça m'amusera de dîner avec une femme du monde !


PATURON - Et vous savez!... C'est un garçon charmant, spirituel!...


PERVENCHE - II est riche ?


PATURON - Très riche !... mais il a une grue qui le dévore !


PERVENCHE - Une grue ?


PATURON - Oh ! pardon ! une courtisane !


PERVENCHE - Ah ! ah !... fi !... fi !...


PATURON - Ne m'en parlez pas !


PERVENCHE, à part. - Riche ! Je le lui soufflerai, à sa grue!


PATURON - Alors, c'est entendu ?


PERVENCHE - C'est entendu!... Mais je voudrais bien me débarrasser de mon manteau.


PATURON - Attendez !...


PHILOMÈLE- Monsieur ?


PATURON - C'est madame qui veut se débarrasser de son manteau.


PHILOMELE - Si madame veut entrer là...


PERVENCHE - Parfaitement. À Paturon: Venez-vous ?


PATURON - Voilà, chère madame !



SCÈNE VIII
PHILOMELE, puis GIGOLET et GIBOULETTE


PHILOMELE. - Qu'est-ce que c'est que celle-là?... une femme du monde, ou une cocotte ?... Aujourd'hui, il n'y a plus moyen de s'y reconnaître.


GIGOLET, entrant du fond avec GIBOULETTE - Venez!...C'est ici, madame!... vous voyez...


GIBOULETTE, descendant en scène - Très gentil !... Très gentil!... c'est ça qu'on appelle un cabinet particulier, alors ?


GIGOLET - Tout simplement !...


GIBOULETTE - Mais c'est grand !... Moi, je me figurais qu'un cabinet particulier, c'était tout petit, tout petit, comme un sleeping-car !


GIGOLET - Charmante innocence !


PHILOMÈLE- Madame n'a besoin de rien ?...


GIBOULETTE - Non merci !...


GIGOLET - Alors c'est entendu, n'est-ce pas, pour la partie carrée ?


GIBOULETTE - Oui, mais vous me promettez que c'est une femme du monde ?


GIGOLET - Naturellement !..


GIBOULETTE - Et lui... qu'il est discret?


GIGOLET - Mon ami ?... c'est une tombe !


GIBOULETTE - Ce n'est pas gai !...


GIGOLET - Oh ! c'est une tombe gaie !


GIBOULETTE - J'ai tellement peur d'être compromise !... Je connais ma mère ! Si elle apprenait jamais mon équipée, elle me tuerait.


GIGOLET - Voyons ! voyons ! ne pensez pas à cela ! Tenez, entrez par là et débarrassez-vous de votre chapeau.


GIBOULETTE - Allons, puisqu'il le faut !... Oh ! monsieur, je suis bien coupable!


GIGOLET - Mais non ! mais non ! ça se fait tous les jours! Allez!... moi, je vais jeter un coup d'œil sur le menu !



SCENE IX

GIGOLET, puis PATURON


GIGOLET - Voyons, où est Alfred ?


PATURON - Tiens ! Gigolet ! Vous êtes revenu ?


GIGOLET - Oui.


PATURON - Et votre conquête ?


GIGOLET - Elle est là !


PATURON - La mienne est là !


GIGOLET - Ah ? Je vais jeter un coup d'œil sur le menu... venez-vous ?


PATURON - Je vous suis !


PATURON, à Pervenche- Vous permettez ? Un moment !... Je vais jeter un coup d'œil sur le menu.


PERVENCHE - Allez, monsieur !


PATURON - Oh ! encore !


PERVENCHE - Non!... euh!... Poti... Potu...


PATURON - Paturon !


PERVENCHE - Merci!... Allez, Paturon!...


PATURON - Elle est charmante !



SCENE X

PERVENCHE, puis GIBOULETTE


PERVENCHE - Une femme du monde ! Je vais dîner avec une femme du monde ! Ah ! si ce pauvre Gigolet me voyait ! faut-il que les hommes soient bêtes ! Dire que la tante malade, c’est vieux comme le monde, et ça prend toujours !


GIBOULETTE - Me voilà prête !... et dire que ce pauvre Paturon ne se doute de rien !...

(Apercevant Pervenche) Oh ! une dame !


PERVENCHE - Tiens !... (A part.) C'est la femme du monde !


GIBOULETTE - C'est la femme du monde !


PERVENCHE - Madame!...


GIBOULETTE - Madame!...


PERVENCHE, à part. - Une femme du monde, soignons le style. (Haut.) Je suis heureuse, madame, de l'éventualité qui me vaut l'heur d'entrer en relations avec vous.


GIBOULETTE, à part. - Oh! là! là! comme ça parle, les femmes du monde ! (Haut.) Ma­dame, l'heur est tout entier pour votre serviteuse... trice ; on dit les deux, je crois.


PERVENCHE - Les femmes comme nous disent comme elles veulent !... c'est une des prérogatives de notre monde.


GIBOULETTE - Évidâmment !... Évidâmment!...


PERVENCHE - Qui m'eût dit cependant que j'eusse eu, moi...


GIBOULETTE, à part. - Oh ! « j'eusse eu !.. ».


PERVENCHE - La joie grande de collationner ce soir avec vous !...


GIBOULETTE - Mais je l'eusse-t-y cru moi-même, madame ?...


PERVENCHE - Je vois, madame, que vous être très peu sortie cet hiver !


GIBOULETTE - Oh ! très peu, très peu !


PERVENCHE - En effet!... J'eus beaucoup de bals cet hiver, dans la haute !


GIBOULETTE - Evidâmment!... Évidâmment!... nous n'allons que là... dans la haute !


PERVENCHE - Et il ne me souvient pas que je vous y rencontrasse.


GIBOULETTE - Oh ! madame, je suis si casernière.


PERVENCHE - Vraiment ?...


GIBOULETTE - Oh ! très casernière ! c'est le mot ! Je serais bien allée dans le grand monde, mais j'avais toujours peur qu'on ne s'y embêtasse !


PERVENCHE - Et vous allez beaucoup aux courses ?


GIBOULETTE - Mais très souvent, ma toute chère ! ... Seulement, j'ai un guignon !


PERVENCHE - Ah bien, pas plus que moi!... Dimanche on m'avait donné un tuyau...


GIBOULETTE - Ah ! qui vous l'avait donné ?


PERVENCHE - C'est le palefrenier du marquis... (Se rattrapant.) de mon ami le marquis Desgranges. Eh bien, ma chère... je colle ce que j'avais sur moi chez Potrimson, le bookmaker.


GIBOULETTE - L'amant à Zizi ?


PERVENCHE - Précisément! Eh bien, ma bonne, quand j'ai voulu me faire payer, il avait filé !... Hein ? qu'est-ce que vous dites de ça ?


GIBOULETTE - Oh ! c'est pignouf !


PERVENCHE - Absolument pignouf! Mais que je le rattrape !


GIBOULETTE - Oh ! ce monde des bookmakers ! Quel monde !


PERVENCHE - Ne m'en parlez pas!...heureusement que nous n'en sommes pas !... Et qui vous coiffe, ma toute belle ? Virot ?


GIBOULETTE - Oh ! Virot !... Tignasson !


PERVENCHE - II coiffe bien ?


GIBOULETTE - C'est-à-dire qu'il faut être sa cliente... Moi je lui ai dit : « Vous savez, Tignasson, je veux bien que ce soit vous qui me coiffassiez, mais il faudra soigner ça ! » Tenez ! vous ne vîtes pas le chapeau que j'ai ce soir ?...


PERVENCHE - Non ! je ne vis pas !...


GIBOULETTE - Ah ! ma chère, épatant !... vous allez voir ça !...



SCÈNE XI

PERVENCHE, puis PATURON, puis GIGOLET


PERVENCHE - Elle est charmante ! et quel genre !...quelle distinction !


PATURON, à Pervenche - Ne vous impatientez pas !... On apporte le dîner. Ah ! je vais vous présenter mon ami.


PERVENCHE - Avec plaisir !


PATURON - Où est-il donc ? (Appelant.) Mais venez donc ! venez donc !


GIGOLET - Voilà ! Voilà !


PATURON - Ma chère amie, je vous présente...


PERVENCHE - Gigolet !


GIGOLET - Pervenche !


PATURON - Ils se connaissent ?


GIGOLET, à Pervenche - Qu'est-ce que vous faites ici?


PERVENCHE - C'est moi qui vous le demande!... Ah! c'est trop fort !


GIGOLET - C'est comme ça que vous soignez votre tante ?


PATURON - Hein ?


PERVENCHE, Oui !...Je vous engage à parler de moi !... C'est vous qui soupez avec la femme du monde !


GIGOLET - II ne s'agit pas de la femme du monde ! Vous êtes ici avec Monsieur !


PATURON - Mais non, mais non, mais non !


GIGOLET - II n'y a pas de non!... Ah! vous marchez sur mes plates-bandes, vous !... Ah ! vous me prenez ma maîtresse ! eh bien, vous m'en rendrez raison !


PATURON - Mais voyons !... vous n'y pensez pas !


SCÈNE XII

LES MÊMES, GIBOULETTE


GIBOULETTE - Voilà mon chapeau !


PATURON - Giboulette !


GIBOULETTE - Paturon !


GIGOLET et PERVENCHE - Hein !


PATURON - Qu'est-ce que vous faites ici, malheureuse ? Qu'est-ce que vous faites ici ?


GIBOULETTE - Misérable !... vous me trompez avec madame !


PATURON - Et vous, vous me trompez avec monsieur ! Cela ne se passera pas comme ça, monsieur, vous m'en rendrez raison !


GIGOLET - Mais oui, monsieur !


GIBOULETTE, à Pervenche - Ah ! tu me prends Paturon, toi !


PERVENCHE - Ah ! tu me prends Gigolet !



SCÈNE XIII
LES MÊMES, ALFRED, suivi de PHILOMÈLE


ALFRED et PHILOMÈLE, , - Qu'est-ce qu'il y a ?


ALFRED - Messieurs !... mesdames !... Voyons, madame... (Reconnaissant Pervenche) Ma femme !


PERVENCHE - Mon mari !.


PHILOMÈLE - Hein !


ALFRED - Ah ! mon Dieu ! Ma femme !


GIBOULETTE - Mon mari !


PHILOMÈLE - Encore !


ALFRED - Mes deux femmes !... filons !

PHILOMÈLE- Alfred!... veux-tu m'expliquer!... Alfred!... Alfred!...



SCÈNE XIV

PATURON, GIGOLET, puis ALFRED, puis PHILOMELE


PATURON, GIGOLET -Ah ça ! qu'est-ce que ça veut dire ?


PATURON et GIGOLET - Ah ! ah ! quelle aventure !


PATURON - Et dire que nous allions être assez bêtes pour aller sur le terrain en leur honneur!


GIGOLET - Vous savez, ça n'a jamais été une femme du monde !


PATURON - Mais la mienne non plus !


TOUS LES DEUX ENSEMBLE. - Oh ! sommes-nous bêtes !


ALFRED - Elles ne sont plus ici.


PATURON - Ah ! ça ! qu'est-ce qui vous a pris de filer comme ça ?


PHILOMÈLE- Oh ! oui demandez-lui, monsieur.


PATURON - Tu connais donc Giboulette ?


GIGOLET - Tu connais donc Pervenche


ALFRED - Hélas ! messieurs, ce sont mes deux femmes !


PATURON et GIGOLET - Oh ! mon pauvre Alfred !


PHILOMÈLE.- Mais, sacripant ! Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu étais deux fois divorcé ?


ALFRED - Ah ! c'est que tu es tellement jalouse !... je me suis dit : elle sera moins jalouse d'un passé mort, que d'un passé vivant !


PHILOMÈLE - Grande bête! au contraire... Je me disais : il est veuf! ça ne prouve pas qu'il l'ait désiré ; mais du moment que tu es divorcé, c'est que tu l'as bien voulu ! Alors je n'ai pas à être jalouse !


ALFRED - Ah ! si j'avais su !


PATURON - Mais avec tout ça, nous n'avons pas dîné, nous !


GIGOLET, à Alfred - Servez !


ALFRED - Voilà, monsieur!... potage à la bisque !


PATURON - De la poudre aux moineaux !


GIGOLET - Aux moineaux ! Allons donc ! nous les retrouverons, les belles.


ALFRED - Ah ! ces messieurs ont l'intention de revoir ces dames.


PATURON - Ça ne vous fâche pas ?


ALFRED - Pas du tout !... Mais si j'ai un conseil à donner à ces messieurs : tenez-les bien ! car, je les connais, elles vous lâcheraient!...



 Texte des chansons   1   2   3   4   5   6   7   8   9

Texte de la première partie "LE JURÉ" (G.Feydeau)



Oui, eh bien, vous entendez, je n'y suis pour personne ! , pour personne, sauf pour les reporters de journaux et les parents de criminels!

Voilà! Quand on accomplit une mission comme la mienne, on s'y concentre! Juré je suis, juré je reste! A quinzaine les autres affaires !

Et dire qu'il y a trois jours, j'étais un simple bijoutier inoffensif, et du jour au lendemain, parce que le sort me désigne, me voilà le maître souverain des destinées humaines, souverain au douzième bien entendu…puisque nous sommes douze! Mais enfin - tout ça au prorata - je puis à mon gré, suivant que j'ai bien ou mal dîné, suivant que la tête du sujet me plaît ou ne me plaît pas, faire vivre ou mourir tel individu qui tremble devant moi.

Je suis juré aux assises de la Seine!

C’est beau la Justice!

Mais aussi je sais quelle responsabilité m'incombe et je ne livre rien à ma fantaisie! Ainsi, tenez, je fais ce qu’aucun juré ne fait. Pour chaque crime que je peux avoir à juger, je convoque tous les parents du criminel; je prétends une chose, c'est que le meilleur moyen d'être renseigné, c'est d'aller puiser ses renseignements à la source même. Je vous prie de croire que si les autres jurés consultaient comme moi les parents des criminels, ils auraient acquis cette certitude, c'est que la justice ne fait que condamner des innocents! Eh bien! C’est ce qu'il ne faut pas !

Mais voilà, en général, les jurés ne sont pas assez imbus de la gravité de leurs fonctions… ils font ça à la légère! Hier, j'en entendais deux près de moi qui consultaient : « Eh bien! Qu’en pensez-vous? le condamnerez-vous ? - Oh! moi, ça m’est égal, je ferai ce que vous ferez, - Oh! non, après vous! - Je n'en ferai rien! »  Ca aurait pu durer longtemps comme ça, quand à ce moment, ils entendent dans l'auditoire une personne qui disait à une autre : «  Ah! parlez-moi de celui-ci, voilà un criminel qui a véritablement mérité la guillotine! » Ca a tranché la difficulté! Mes deux jurés ont voté pour la peine de mort, et savez-vous de qui la personne parlait! … de Troppmann ! Ce n'est pas sérieux !

C’est comme ce qui manque aussi la plupart du temps au jury, c’est la logique ! C’est le raisonnement dans le jugement ! Enfin, l’autre jour, mes collègues n’ont-ils pas condamné à une bagatelle de trois ans de réclusion un scélérat qui avait défoncé et mis au pillage la vitrine de trois bijoutiers? Et vous trouvez que c'est suffisant! On aurait du le condamner à mort comme exemple pour les autres! Enfin, je suis bijoutier, moi! Ah! il aurait dévalisé une boulangerie, mon Dieu, je dirais… Mais des vitrines de bijoutiers, ah! Non… ou bien alors, qu'est-ce qui me protège?

A côté de ça, ils ont condamné à la peine de mort un pauvre habitant de Saint-Denis, qui avait la mauvaise habitude de chouriner dans sa commune toutes les femmes de soixante ans… Un maniaque, quoi! Eh bien! vraiment la peine est exagérée! Enfin, qu’est-ce que ça me fait à moi qu'il chourine des femmes de soixante ans qui habitent Saint-Denis? je ne suis pas femme, moi, je n'ai pas soixante ans, je n'habite pas Saint-Denis! Eh bien, alors ?

Non, voyez-vous, pour bien juger un crime, il faut se poser cette question : De quel ordre est ce crime? Est-il social ou est-il individuel? Fait-il du tort à la société ou bien n'en fait-il pas? Un monsieur tue sa femme ou sa belle-mère, il est évident que ça ne fait aucun tort à la société, on peut se dire : « Demain, je rencontre ce mon­sieur, me fera-t-il du mal? - Non! » Eh bien alors, montrons de l'indulgence, tandis que le dévaliseur de bijouteries, au contraire… Moi, je suis bijoutier, n'est-ce pas, je me dis : «  Halte-là, demain il me dévalisera à mon tour! » Celui-là, je ne le manque pas, par exemple ! et c’est la cause sociale que je défends.

Supposez maintenant qu'au lieu d'un bijoutier, ce même homme détrousse un banquier, un capitaliste? C'est tout à fait autre chose, parce que là, au contraire, il prend en main l'intérêt social! Et je le prouve : qu'est-ce qui fait les crises financières? c'est l'immobilisation de l’argent ! la stagnation des capitaux! Eh bien! qu'est-ce que fait cet homme en dépouillant le banquier, le capitaliste? II déplace des capitaux qui dorment! il remet de l'argent en circulation! Donc, c’est un scélérat utile, et il faut le condamner légèrement, afin qu'il ait l'occasion de recommencer.

Ce sont ces nuances-là qui échappent aux jurés! C'est comme je les vois la plupart du temps : ils ont un crime à juger, est-ce que vous croyez qu'ils savent d'avance s'ils condamneront ou s'ils acquitteront? Non! ils attendent pour se fixer qu'ils aient assisté aux débats! C'est funeste! Est-ce qu'à l'audience il y a moyen d'y reconnaître quelque chose? C'est toujours le dernier qui a parlé qui a raison! Alors quoi? on finirait par condamner le président.

Tandis qu'avec mon système, rien de ça à craindre. Moi voilà ce que je fais : je me bâtis une bonne opinion sur l'opinion moyenne de tous les journaux, ce qui représente bien par conséquent l'opinion générale, et alors, c'est fait! J’ai ma décision bien arrêtée, quand j'arrive aux assises, mon criminel peut me prouver tout ce qu'il veut, je suis inflexible! C'est comme ça qu'on fait de la justice indépendante!

Sans quoi, qu'est-ce qui arrive? Le premier accusé venu vous démontre par A + B qu'il est innocent, ses arguments sont irréfutables : vous voilà troublé vous vous laissez aller; vous oubliez que cet homme est condamné par l'opinion publique, ce qui est le point de vue supérieur auquel on doit toujours se placer et vlan ! vous l'acquittez ! C' est déplorable!


Mais ceci est tellement vrai, tenez, qu'hier, on jugeait un crime sans retentissement, les journaux n'en avaient pas parlé, impossible d'appliquer mon système! Donc bien m'a fallu me contenter des débats! J'étais perdu ! «  Fallait-il condamner, fallait-il acquitter?… » Et ce qu'il y a de mieux, c'est que tous les autres jurés étaient un peu comme moi! Nous nous consultions du regard dans la salle des délibérations : la première moitié était pour la condamnation, l'autre pour l'acquittement! il fallait se décider!

Alors un des jurés a fait cette proposition : « Puisqu’il y a ballottage, que ceux qui ne sont pas absolument fixés sur leur opinion passent à l'autre bord ! » Eh bien! Après le second vote, ça a été absolument la même chose! Seulement, cette fois, c'était la première moitié qui était pour l'acquittement et la deuxième pour la condamnation. Alors, ma foi, pour trancher la difficulté, on a décidé de s'en remettre au hasard! Nous avons joué le verdict, à l'écarté… en cinq sec. Si je gagnais, c'était la condamnation ; si je perdais, c'était l'acquittement, Eh bien! l'accusé peut se vanter d'avoir eu de la chance : si mon adversaire n'avait pas eu le roi à la retourne, le bonhomme était frit : j'avais le point en main.

Mais aussi, maintenant, je suis bien décidé à ne plus être pris sans vert. Demain j'ai à juger un crime passionnel : «  un mari outragé a résolu de tuer l'amant de sa femme; il l'attend sous la porte cochère, et vlan! quand l'autre arrive, il lui plonge son poignard dans le coeur ! » C' est parfait! Seulement voilà le malheur : une fois le poignard dans la poitrine de l'individu, le mari se met à contempler sa victime et s'écrie brusquement : «  Ah! mon Dieu, ça n'est pas lui ! » Et en effet le monsieur qui avait le poignard dans la poitrine n'était pas du tout l'amant, mais un brave huissier, locataire de la maison… et qui rentrait pour dîner! II y a des gens qui ont la rentrée malheureuse, ce qui prouve bien néanmoins qu'un mari devrait toujours tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de tuer l'amant de sa femme.
Le pauvre meurtrier s'excuse de son mieux : «  Oh ! pardon, monsieur, je vous avais pris pour un autre! » Ah! bien oui, l'huissier meurt sans proférer une parole, mais son regard exprime clairement cette phrase : «  C'est possible, monsieur, mais vous vous en apercevez un peu tard ! » A moins que cela n'ait voulu signifier : «  Ah ! vraiment, ce n'est pas de chance, moi qui avais justement du monde à dîner! » Vous savez, avec les regards, on peut interpréter de tant de façons différentes!

Eh bien! voilà l'homme que j'ai à juger demain. Le condamnerai-je, ou non? A cet effet, ce matin j'ai tenu conseil…avec ma femme, ma belle-mère, le cousin de ma femme, et mon valet de chambre. D'abord, ma belle-mère, qui est acariâtre, a commencé par m'exaspérer : « Vous! ah! bien, je vous connais! Vous êtes tellement niole ! vous n'oserez jamais le condamner! - Moi! tellement niole! Ah ! bien, ne continuez pas, vous savez… sans ça je le condamne à mort, moi!… pour vous faire voir si je suis niole! » Heureusement ma femme m'a calmé… Seulement, elle, elle trouve que le mari doit être condamné, rien que parce qu'il a voulu tuer l'amant de sa femme… et le cousin de ma femme aussi est de cet avis… Maintenant, c'est peut-être pour faire plaisir à sa cousine…il l'aime beaucoup! N'importe, il m'a dit : « Je suis pour la condamnation… car si tous les maris devaient tuer l'amant de leur femme, ah! bien, ou serions-nous ?… »
Mon valet de chambre, lui, c' est tout le contraire, « Moi, m'a-t-il dit, j'acquitterais! Parce qu'un mari qui pour se venger de l' amant de sa femme ne regarde pas à tuer un huissier, je trouve ça très crâne ! »
Eh bien! c'est mon valet de chambre qui a raison. D'abord, un huissier! Est-ce que vous croyez que l'on sera vraiment bien malheureux parce qu'il y aura un huissier de moins sur la terre?

Quant à ce mari, pourquoi est-ce qu'on lui prenait sa femme? S'il y tenait, lui, à sa moitié! Ah! nous serions au temps de Salomon, parbleu! on lui aurait coupé sa femme en deux; on en aurait donné une partie à l'amant, une partie au mari et on lui aurait dit :
«  Voilà, vous tenez à conserver votre moitié, eh bien! emportez votre moitié ; et laissez-nous tranquilles! » Le mari n' aurait rien eu à réclamer, mais aujourd'hui ce genre de jugement n'est plus dans les mœurs.

Aussi je déclare que ce mari n' est pas condamnable et, si j'étais l'avocat, je le prouverais au tribunal, «  Non, messieurs, leur dirais-je, vous ne pouvez pas condamner cet homme comme criminel, car qu'est-ce que le crime? Un homicide volontaire. Eh bien! envisagez la situation. D'un côté cet homme a voulu tuer l'amant de sa femme! oui!… mais il ne l'a pas tué! donc il n'y a pas crime. De l'autre côté, cet homme a tué un huissier, oui !… mais il ne voulait pas le tuer. Donc, il n'y a pas crime non plus! Donc, cet homme n'est pas condamnable. »

Aussi moi, dans mon âme et conscience, celui que je frapperais, c'est celui qui est cause de tout. Celui sans lequel un mari outragé n'aurait pas songé à se faire justice, celui sans lequel il n'y aurait pas un huissier de moins en France!… Si l’on veut venger la mort de l'huissier, celui qu'il faut condamner à mort, c'est l'amant!


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