Texte sélectionné et adapté pour le spectacle  (par Marc DOUILLET) d' "Ahmed Philosophe"

 

 

Le multiple

L'évènement(1)

Le lieu

L'évènement(2)

Le langage

Le rien

Le hasard

La nation

L'évènement(3)

La philosophie

 

 

1. Le multiple

 

Chœur :

 

AHMED : Vous êtes nombreux ! Vous êtes terriblement nombreux ! Et moi, Ahmed, je ne suis qu'un. Je pourrais imaginer que je suis l'aigle solitaire au-dessus d'un troupeau de moutons ! Voyez Ahmed qui plane, et surveille de son œil d'or le plus gras d'entre vous ! Je vais foncer ! L'un va foncer, son bec d'un en avant, sur les nom­breux grassouillets !

 

Ahmed s’élance et tombe.

 

Bah, bah, ça ne va pas. Mes ailes de géant m'empêchent de manger. Si je mange quelques-uns grassouillets des nombreux que vous êtes, je ne ferai que de la viande et de la plume et du bec pour l'un que je suis, toujours un, toujours seul un parmi les nombreux survi­vants. Pauvre aigle Ahmed ici juché seul, et vous, mangés ou pas, toujours nombreux !  Quel malheur d'être toujours un dans le dédale du multiple nombreux !

 

Je suis un. Malheur définitif. Mais mais mais. Mais. Mais je suis un quoi ? Un Ahmed ? Ahmed, ce n'est qu'un nom. Un nom que plu­sieurs ont aussi. Nombreux sont les Ahmed. et Moustache, l'affreux Moustache, dit souvent sur la place en béton armé de Sarges-les-­Corneilles, que des Ahmed, il y en a trop en France. S'il y en a trop, ils sont nombreux, et pas un. Moi, Ahmed, je suis nombreux dans mon nom, et pas un ! Juchés ici, c’est le vol des nombreux aigles Ahmed au-dessus des nombreux moutons grassouillets ! Pas de repas solitaire. Un festin. Un banquet ! Hourrah pour les nombreux sous le nom de chacun !... Aïe!  Chacun.  Chaque un. Un de chaque. Chaque Ahmed sous le nom Ahmed de plusieurs est un. Nombreux sont les chacuns, mais chaque chacun est un.

 

Mais mais mais. Mais. Mais un quoi, si le nom Ahmed ne fait pas l'un, puisqu'il est le nom de plusieurs, et même de nombreux ? De nombreux chacuns. Examinons la chose. Examinons l'un. Je m'examine. C'est l'examen. L'exam de l'un. L'exam'un.

 

Ahmed reste seul

 

2. L'événement (1ere partie)

 

AHMED : Il va certainement se passer quelque chose. Vous ne sentez pas ? Le monde est en déséquilibre, il n'est pas exactement à sa place. Les gens sont bizarres.

 

J'ai croisé ma copine Fenda, la Noire en boubou bleu ciel et or, qui s'en vint d'Afrique à Sarges-les-Corneilles pour mettre dans la blan­cheur fade un peu de splendeur droite et de volupté. Elle était bizarre ! Elle a oublié de me dire que nous, les Arabes, question femmes, il faudrait qu'un jour on devienne adultes. Que si on s'ima­gine avoir la paix et la sécurité en enfermant la beauté dans la maison et en la couvrant d'un voile quand elle sort, ce n'est que la preuve que nous sommes des enfants. Qu'avec un seul œil et trois cheveux égarés, toute femme dit son désir à qui elle veut. Et plus radieusement que nue. Non, elle ne m'a rien dit de tel, Fenda. Je crois même qu'elle a murmuré "Porte-toi bien, Ahmed !" Incroyable!

Moi-même, je suis bizarre. Je me suis levé ce matin, et je n'avais aucune idée géniale. Voler son chapeau à une préposée aux contra­ventions ? Bof. Saboter les élections à la chambre de commerce en remplissant l'urne d'eau de vaisselle ? Pas la peine. Vider quatre fois le supermarché en faisant croire à des attentats à la bombe ? Ça m'ennuie d'avance. Faire circuler des photos de femmes nues pendant la réunion du conseil municipal ? Déjà fait cent fois. Une campagne d'affiches avec la photo du commissaire de police et marqué en dessous  "Wanted"? Quelle fatigue ! Non, rien ne me tente, aujourd'hui, je suis heureux, je suis vidé. J'attends.

 

Attente, dépit, Ahmed sort.

 

Ahmed rentre et commence son travail sur la structure.

 

3. Le Lieu

 

FENDA. Ahmed, Ahmed ! Où es-tu?

 

AHMED (de sa place). Ici. Je suis ici.

 

FENDA. Où ça, ici?

 

AHMED. Ici ! Ici, c'est ici ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus?

 

FENDA (explorant la scène). Mais il n'y a rien, ici ! Tu te fiches de moi, satané drolatique du désert !

 

AHMED. Ici, je te dis ! Pas là-bas ! Si tu regardes là-bas. tu ne me verras pas ici !

 

FENDA. Tu m'exaspères comme une chenille de l'écorce ! Je ne fais que ça, regarder ici ! Tu es sûrement ailleurs, je te connais, tou­jours ailleurs qu'ici !

 

AHMED. C'est toi qui regarde ailleurs ! Je te connais ! Toujours en train de regarder ailleurs, et jamais ici ! Ici, ici, je te dis ! Pas là où tu es ! Ici !

 

EENDA. Et comment veux-tu, mon petit cochon bleu de l'oasis, que "ici", ça ne soit pas là où je suis ? Si c'est ailleurs, ce n'est pas ici, et si c'est ici, c'est là où c'est ici, et pas là où ça n'est pas ici !

 

AHMED. Mais réfléchis un peu, ma lumineuse prédestinée du matin des baobabs !  Si je te dis que je suis ici, c'est que je ne suis pas là-bas, là-bas où tu es ! Mon ici est ici, tandis que ton ici est là-bas ! Enfin ! Tous les ici ne sont pas là-bas ! Mon ici à moi est ici !

 

FENDA. J'ai regardé partout, justement. Ne crois pas que mon œil soit moins clair que celui du faucon des palmiers ! J'ai inspecté tous les ici possibles. Tu es allé te fourrer ailleurs, espèce de traître des lieux !

 

AHMED Mais enfin, dites-lui, à cette entêtée radieuse ! Dites-lui que je suis ici ! Elle vous croira peut-être !

 

FENDA. Et tu crois que je vais faire confiance à tes complices, mon Ali Baba aux quarante voleurs ? Ils peuvent bien crier "ici, ici !", ils ne tromperont pas ma persuasion de l'intérieur. La femme voit ce qu'elle voit, si les soldats racontent leurs farces ! Je vais bien te trouver ailleurs, monsieur-qui-fait-du-tapage-sur-ici. Monsieur d'Ici ! Monsieur d'Ici-les-moulins !

 

Fenda sort

 

AHMED. De ce côté ! Pas de l'autre côté ! Tu me tournes le dos ! Vers ici ! Pas vers là-bas ! Elle est tarabustée de l'oreille intérieure ma parole ! Ici, je te dis !

 

FENDA. Il n'a pas l'air d'être ailleurs non plus ! Où est-ce qu'il se cache ?

 

AHMED (désespéré). Ici, je suis ici ! Tout le monde me voit, sauf toi ! Arrête de regarder partout sauf ici !

 

FENDA. Et toi, arrête de cliqueter, comme le marabout au bec sale, que tu es ici, alors qu'ici, comme tout le monde le voit, il n'y a personne que moi. Je vais bien finir par te trouver, ici ou ailleurs, tout près ou très loin là-bas, et tu vas m'entendre !

 

Fenda disparaît dans la coulisse.

 

AHMED. Par Allah ! C'est pire que de parler à un crocodile qui dort ! J'y vais. Il faut que j'y aille. Si je reste, elle va rester là-bas, et on sera ailleurs tous les deux.

 

Ahmed quitte sa place, et monte sur la scène. Fenda revient, fati­guée.

 

FENDA. Ah! Tu as fini par venir ici ! Quand, telle une gaminerie, tu auras cessé de jouer le gendarme et le voleur, tu me préviendras ! Escogriffe !

 

AHMED (montrant la place qu'il vient de quitter). Mais j'étais là-bas! J'ai toujours été là-bas ! Demande à tous ces gens ! J'étais là-bas, je ne bougeais pas !

 

FENDA. Et si tu étais là-bas, pourquoi tu criais, comme un pécari qu'on égorge, que tu étais ici ? Espèce de menteur !

 

AHMED (accablé). J’étais là-bas tout à l'heure. C'est maintenant que je suis venu ici, parce que tu me cherchais partout sauf là-bas !

 

FENDA. Je ne vois pas pourquoi je t'aurais cherché là-bas, alors que tu criais comme un sauvage, avec tous tes complices, que tu étais ici ! Et en plus, crois-moi, je t'ai cherché, là bas  (Elle montre la coulisse.), et plutôt deux fois qu'une ! Je t'ai cherché dans tous les coins crasseux ! J'étais dans ma quête de toi comme une arai­gnée dans le cocon de sa toile ! Ici, là-bas. ailleurs... J'ai tout visité ! Tu me le paieras ! Ce n'est pas drôle !

 

AHMED. Mais là-bas et là-bas ..., ce n'est pas le même là-bas ! C'est des directions opposées !

 

FENDA. Des directions ! On peut mener une femme très loin avec des histoires de direction ! Mais moi. j'ai ma direction à moi, intime, comme le chameau qui connaît les étoiles ! Et je te fais remarquer que là-bas et là-bas, aucun des deux n'est ici ! Monsieur-le-menteur-aux-directions !

 

AHMED. Embrasse-moi ici, alors. Quand tu m'embrasses, je perds la direction !

 

FENDA. Tu attendras un autre jour, monsieur d'Ici-les-moulins. Un jour où quand tu dis que tu es ici, ce n'est pas que tu es ailleurs.

 

Fenda sort.

 

AHNIED. Fenda ! Fenda !  Tu es là où j'étais. Tu comprends ? C'est là que j'étais tout à l’heure !

 

FENDA. Ici ? Tu étais ici ? Et pourquoi tu ne me l'as pas dit ?

 

AHMED (interloqué). Mais je n'ai fait que te le crier sur tous les tons, ma délicieuse de là-bas !

 

FENDA. Ce que je vois surtout, c'est que quand je viens ici, tu es là-bas ! J'ai la lassitude que tu ne sois jamais où je suis ! Tu n'es jamais ici ! Quand je suis ici, tu n'es jamais là ! Tant pis pour toi, mon sucré.

 

Fenda sort.

 

AHMED (levant les bras au ciel). Femme ! Femme ! Où est la femme? Jamais ici, jamais là-bas, jamais ailleurs... Femme sans feu, femme sans lieu

 

Noir

 

4. L'événement (2éme partie)

 

AHMED : Je suis sûr qu’il va se passer quelque chose. Vous ne sentez toujours pas ? Je vous le dis le monde est en déséquilibre, il n'est pas exactement à sa place. Les gens sont vraiment bizarres,

 

J'ai croisé l'affreux Moustache, et il a oublié de me dire que moi, Ahmed, j'étais de trop à Sarges-les-Corneilles. Que les Arabes devaient rentrer chez eux par le prochain bateau. Il a rien dit, Moustache, je crois même qu'il m'a fait un petit salut ! Un salut de Moustache à Ahmed ! Ça dépasse l'intelligence humaine.

 

J'ai croisé mon ami Rhubarbe. Il a oublié de me dire qu'il respectait ma différence. Que ma culture n'était pas la sienne, mais que toutes les communautés culturelles, religieuses, sexuelles, raciales, tabagiques et vitupérantes devaient se respecter les unes les autres. Qu'elles devaient tendre la joue droite quand l'autre leur filait un coup de pied sur le sternum gauche. Il a même oublié de me parler des droits de l'homme, Rhubarbe ! Pas un mot sur l'éthique ! Motus sur la démocratie ! Il était bizarre à un point !

 

Il va certainement se passer quelque chose.

 

 

Rhubarbe entre sans voir Ahmed qui sort

 

 

5. Le langage

 

RHUBARBE. Dans deux heures, pas une de plus, je dois faire la déclaration. Rhubarbe, dans deux heures, tu dois faire la déclara­tion. La déclaration officielle. Et tu n'as pas encore le nom.

 

C'est important, le nom ! C'est le point de ralliement ! Chacun doit pouvoir dire : Moi, tel que vous me voyez, je suis un membre cotisant, actif hyperactif, ou sédentaire, de... de... eh bien voilà… je n'ai pas le nom. J'ai la chose entièrement claire dans ma tête, une institution vraiment vraiment au service de la nouvelle citoyen­neté, incapable de corruption, éthique et dynamique. Mais je ne trouve pas le nom. Le nom vraiment comme la chose.

 

AHMED. Est-ce que je peux t'aider, Rhubarbe?

 

RHUBARBE  Ahmed ! Tu m'as effrayé Ce n'est pas un problème pour toi. C'est une question de langage.

 

AHMED. Justement! Je suis le maître de la langue française. Vous, les Français, vous l'avez apprise naturellement, la langue, si bien que souvent c'est du charabia, parce que ça n'a rien de naturel, le français. C'est tout dans la précision et la syntaxe. Vous dites :

"Ouais, c'est super!" Mais moi, Ahmed, j'ai dû apprendre la langue artificiellement, et pas naturellement. De sorte que je lui suis bien mieux accommodé. Je ne dirai jamais : "Ouais. c'est super !" Je dirai "Voilà un événement des plus considérables." Beaucoup de Français diront "Késke t'as fait 'vec ta tire, l'aut' soir?" Moi, je dirai "A quel usage destinais-tu ton véhicule, quand je te vis sortir à la nuit tombante ?" Tu vois ? C'est comme celles qui disent "Bouh! Mon mec s'taille avec une aut' nana." C'est honteux de raconter son désespoir dans de pareils termes ! Si j'étais une femme, qu'Allah le Seigneur tout-puissant m'en garde, je dirais : "Hélas! Celui que mon cœur avait élu a porté ailleurs sa flamme." Le génie de la litote, c'est ça le français. Et l'alexandrin par-dessus le marché : "Et l'élu de mon coeur portait ailleurs sa flamme." Quand tout le monde parlera comme ça, dans Sarges-les-Corneilles, la vie y sera délicieuse. Bref ! Quel nom te manque, Rhubarbe ? Je connais tous les noms.

 

RHUBARBE. Je monte une association. Un truc sensass !

 

AHMED. Oh ! Quel infect jargon!  Dis : "Une stupéfiante nou­veauté", ou si tu préfères, "une création institutionnelle sans pré­cédent ni rivale".

 

RHUBARBE. Bon, bon, d'accord. Comment tu dis ? Une "stupé­fiante institutionnelle sans nouveauté"... Tu m'embrouilles encore plus ! Toujours est-il qu'il s'agit de dynamiser les citoyens, pour que dans le respect de l'éthique, et avec un consensus fort, ils se prennent en main de façon globale, et trouvent de quoi contre-balancer l'économie de marché avec une démarche personnelle à la fois transparente et efficace. Pour le dire plus familièrement, parce que quand même il faut qu'un citoyen s'adresse à toutes les communautés, tout en gardant les racines culturelles de la sienne, et non seulement les racines, mais les semences et les tiges, et même les fleurs. Si c'est possible. Je veux dire les fleurs qui pous­sent sur les racines culturelles. Le but est... Oh Tu m'as vraiment embrouillé les pédales. Zut. Il faut qu'ils arrêtent leurs conneries et qu'ils repartent du bon pied, voilà.

 

AHMED. Oh Rhubarbe ! Ne te laisse pas aller! Dis: "Qu'ils cessent leur errance, et qu'avec un moral trempé aux sources de la créa­tion collective, ils relèvent le défi que leur lance l'âpreté de la vie sur le sol ingrat de Sarges-les-Corneilles." Comme ça, au passage, tu parles aussi des racines. Obtenir la synthèse de la pensée par les moyens de la syntaxe, c'est ça, le français.

 

RHUBARBE. Bon, bon, ok !.

 

AHMED. “ Je t'ai bien entendu, et je t'accorde ton objection ”

 

RHUBARBE. Qu'est-ce que tu me chantes ?

 

AHMED. Je te traduisais en français. Tu as dit “ okay ” c’est abomi­nable ! J'ai proposé: “ Je t'accorde ton objection. ”

 

RHUBARBE. Oh ! Assez ! Ce n'est pas le problème. Mon vieux, je dois déclarer mon association à la préfecture dans une heure, et je ne lui ai pas trouvé un nom satisfaisant.

 

AHMED. Il s'agit de dynamiser les citoyens ? Appelle-la "Associa­tion pour de la dynamite civique". C'est une belle métaphore.

 

RHUBARBE. Tu crois ? C'est un peu dur tu oublies le côté consensus. .

 

AHMED. Aucun problème. Tu l'appelles "Association pour de l'harmonieuse dynamite civique". "Consensus", c'est un peu pédant. Le vieux mot "harmonie" est tellement préférable

 

RHUBARBE. Tu crois ? Ce n'est pas un peu long ?

 

AHMED. Tu veux sacrifier ta précision à la brièveté ? C'est un mauvais calcul.

 

RHUBARBE. Mais tu ne tiens pas compte du côté éthique. De la lutte interne totalement démocratique contre la corruption.

 

AHMED (après avoir réfléchi). Appelle-la "Association transpa­rente et équitable pour de l'harmonieuse dynamite civique".

 

RHUBARBE. C'est vraiment long. Et en plus, le côté se prendre en main. Tu vois, l'aspect prise en charge globale de l'humain. La prise en main de l'humain, on ne le voit pas.

 

AHMED. Tu fais une association qui a autant de côtés que d'adhé­rents, ou même plus, et tu te plains de la longueur de son nom. C'est absurde ! Il faut que le nom saisisse tous les côtés de la chose voyons ça... Le problème, ce sont les mains de l'humain... Il faudrait une métaphore vigoureuse pour dire tout ça... Ou faire un chiasme des adjectifs... Oui oui tu peux l'appeler "Asso­ciation de prise en main équitable et de globalisation transparente pour de l'harmonieuse et humaine dynamite civique". C'est vraiment pas mal.

 

RHUBARBE. Ce qui m'inquiète. c'est qu'on ne voit plus le côté performant, le côté concret. Ça fait un peu idéologie. Or nous sommes tout de même à l'époque de la mort des idéologies. Elles nous ont fait tant de mal, les idéologies.

 

AHMED. Tu as parfaitement raison ! Cette fois, il faut une image frappante, qui montre sans intermédiaire qu'on va droit à l'action concrète. Je réfléchis... Tiens, que penses-tu de  "Association  tra­versière des ouragans concrets par l'effet immédiat sur ta prise en main équitable et l'humaine globalisation transparente d'une harmonieuse dynamite civique" ? Là, tous les côtés y sont.

 

RHUBARBE. C'est précis et complet. C'est long mais ça donne tout le programme dans le nom. Le nom n'est pas une tromperie. Ce n’est pas un mensonge idéologique. Le nom dit la chose, un point c’est tout. Je suis content. Qu'est-ce que ça donne en initiales ?

 

AHMED. "Association traversière des ouragans concrets par l'effet immédiat sur la prise en main équitable et l'humaine globalisation transparente d'une harmonieuse dynamite civique" ? Raisonna­blement, en sautant quelques particules de liaison, le sigle sera A.T.O.C.P.E.I.S.P.M.E.H.G.T.H.D.C. Ça sonne formidablement,  atoc­peispmehgthdc.

 

RHUBARBE. C'est vrai que le langage peut tout dire. Je ne croyais pas qu'on mettrait mon plan si vite et si clair dans ces quelques mots. Merci, Ahmed. J'aurais bien fini par inventer quelque chose du même genre, mais à deux on trouve toujours plus rapidement. Bon, je file à la préfecture.

 

AHMED. N'oublie pas de l'inscrire exactement. C'est une machine délicate, ce nom. Il ne faut pas perdre un côté.

 

RHUBARBE. Non. non. je m'en souviens. Salut.

 

AHMED. Salut. (Il reste seul) L'employé de la préfecture va avoir besoin d'une rallonge, pour le formulaire !

 

Rhubarbe revient, tout essoufflé.

 

RHUBARBE. Comment tu as dit, pour  sigle, déjà ?

 

AHMED. Atocpeispmehgthdc.

 

RHUBARBE. Atocmaisméthédécé.

 

AHMED. A peu près, ça ira comme ça.

 

RHUBARBE. Atocmamétédécé ! Atomaétédécédé. J’y suis ! Il v a même un moyen mnémotechnique Atome a été décédé.

 

AHMED. L'atome a été décédé. C'est une forte déclaration écologique ! Avec ce sigle, tu as un côté de plus dans ta chose.

 

RHUBARBE (finement). Quelquefois, c'est le mot qui crée la chose. Bon, je file.

 

0n entend, depuis la coulisse, decrescendo, Rhubarbe chantonner l’atome a été décédé l'atome a été décédé …

 

AHMED. Entre le mot et la chose, il n'y a rien. Quand il y a quelque chose, c'est un âne aux longues oreilles ! L'atome a été décédé ! Il n’y aura ni le mot ni la chose, je crois bien. Il n'y aura que l'âne!

 

Ils sortent

 

6. Le rien

 

Chœur

 

AHMED. Qu'est-ce que vous regardez  là ? Il n'y a rien, là. Moi. Ahmed, je ne suis absolument rien. Superlativement rien. Et j'aime autant vous dire que regarder le rien. c'est du pareil au même que ne rien regarder. Voyez un peu comme je suis rien.

 

 

S'il y en avait un parmi vous qui était malin, qui était vraiment un aigle côté pensée, qui était plus fort pour démêler les embrouilles du monde que Ahmed et Einstein réunis, il m'enverrait ça par le travers de ma figure de rien "Mon petit Ahmed-rien, comment tu sais que tu n'es rien ? Hein ? Car si tu sais que tu es rien, c'est que tu es quelque chose, hein ? Parce que rien, c'est rien. Et rien, ça peut pas connaître grand-chose. Surtout pas le rien. Il ferait beau voir que le rien connaisse le rien. Pour connaître le rien, il faut être quelque chose, et non pas rien. Et alors là, moi, Ahmed, je l'aurais dans le baba. Si le rien a un baba. Est-ce que le rien a un baba ? Il y a le baba au rhum, mais est-ce qu'il y a le baba au rien ? Le rhum, le rien, le vaut-rhum et le vaut-rien..

 

 

En tout cas, c'est sûr. Moi, Ahmed, je ne savais pas que je n'étais rien, et je ne l'aurais jamais su. S'il n'y avait pas eu Moustache. Albert Moustache. Moustache, il est pas rien du tout. Il a une mous­tache, Moustache. Il est costaud, Moustache. Il pèse son poids sur la surface de Sarges-les-Corneilles, Moustache. C'est quelque chose. Moustache, c'est pas rien. Et un jour ...

 

 

7. Le hasard

 

AHMED : Moustache ! Venez la voie est libre.

 

MOUSTACHE : On ne peut plus mettre un pied devant l'autre, dans ce foutu Sarges-les-Corneilles sans tomber sur une poubelle ou sur un Arabe.

 

AHMED : Heureusement qu'il y a des poubelles qui ne sont pas arabes, des poubelles absolument françaises. Et des Arabes qui ne sont pas des poubelles. Allez, Moustache. Venez voir tous ces gens qui brillent de vous entendre.

 

Moustache quitte la scène et reçoit aussitôt, venu des cintres, un pot de fleurs sur la tête.

 

MOUSTACHE : Qu'est-ce que... qu'est-ce que... qu’est-ce que c'est que cette embuscade de voyous ?

 

AHMED : C'est le hasard, Moustache.

 

MOUSTACHE : Le hasard  Je t'en foutrais, du hasard ! On se fait assommer, égorger, piller, voler, extorquationner, droguer, sidéer, chômer, ruiner, empaler, violer, croissantiser, islamiser, judaïser, intellocratiser, interloper, cosmopolito-capitaliser et c'est la faute au hasard.

 

AHMED : Pour tous les immenses malheurs français que vous dites, je n'en sais rien. Mais pour la chute du pot de fleurs à l'exact aplomb de votre merveilleux crâne, c'est sûr.

 

Considérez une première série de faits. Je vous appelle. Vous prenez vos précautions, puis vous entrez sur cette scène publique au centre de Sarges-les-Corneilles. Considérez une seconde série de faits : une jeune femme noire, désireuse d'orner sa fenêtre d'un souvenir en pot de la luxuriante Afrique, se penche pour arroser ses fleurs, et d'un geste qui trahit son inimitable flamme intérieure, fait par inadvertance chuter l'un des pots. Ces deux séries ont-elles un rapport quelconque? Certainement aucun. Nous savons scientifiquement que Moustache reste noblement à l'écart de toute femme... dont le teint n'est pas celui d'une Sargeoise­-Cornélienne pur sucre. Le pot de fleurs, issu de la deuxième série de faits, descend conformément aux lois de la gravitation univer­selle. Issu de la première série de faits, Moustache avance, confor­mément aux lois de la sagesse française. Ces deux mouvements sont indifférents l'un à l'autre. Mais leur rencontre se produit au sommet exact du crâne de Moustache. Il y a une fracassante inter­section. Tel est, mon cher Moustache, le hasard : la fracassante intersection de deux séries de faits entièrement indépendantes l'une de l'autre.

 

MOUSTACHE. Je préférerais gagner au Loto, et ça n'arrive jamais. C'est une intersection pas cassante, le Loto.

 

AHMED. Tu vas voir Si on recommence, il ne se passera rien. Ça prouvera que c'est le hasard. Parce que si c'était une nécessité, ça recommencerait. Même cause, même effet. C'est ça la nécessité. Tiens, on fait l'expérience.

 

Ahmed et Moustache sortent. La scène reste vide un moment puis Ahmed revient.

 

AHMED : Moustache, Moustache, Reviens ! Le hasard est parti !

 

MOUSTACHE (de la coulisse). Tu es sûr ?

 

AHMED. Certain. Le hasard ne peut se répéter .Quand ça se répète, il y a de la nécessité par derrière.

 

Moustache entre prudemment en regardant fréquemment vers les cintres. Il reçoit un deuxième pot de fleurs sur la tête.

 

MOUSTACHE : Assassin ! Pétroleuse !Pot de merde!

 

AHMED. C'est le hasard.

 

MOUSTACHE. Le... Le... .Je t'étrangle, c'est pas difficile. Je te serre le kiki par hasard. Je te casse le cou en petits morceaux par hasard.

 

AHMED : Calmez-vous  Considérez la première série de faits…

 

MOUSTACHE : Première de vérole de cuite de cochonnerie du diable, oui ! Montre-le-moi, ton hasard !  Qu'il se montre, ce hasard, si c'est un homme !

 

AHMED : Ce n'est pas un homme, c'est une intersection. La première série de faits est encore plus indépendante de la seconde série de faits que la dernière fois. On a réfléchi, on a monté une expérience. Et là-haut qu'est-ce qu'elle a fait, notre supposée divine Noire aux fleurs arrosées ? Est-ce qu'elle a suivi notre démonstration ? Est-ce qu’elle a réfléchi ? Bien sûr que non. Tout à sa joie matinale, elle a encore poussé trop loin et trop étourdiment son bras voluptueux. Et hop ! Le pot descend comme le prévoit Newton. Moustache avance lentement, plus sage et méditatif que tout à l'heure, et hop nouvelle hasardeuse intersection fracassante sur le crâne de Moustache, qui n'y est pour rien. Tiens. Si on fait une deuxième expérience, il n'y aura rien du tout. Que deux hasards consécu­tifs, eux-mêmes sans aucun rapport entre eux.

 

MOUSTACHE. Une deuxième expérience !  Tu me prends pour une poire, foutu islamique de mes deux !

 

Ou alors. Ou alors... Tiens, on va faire une expérience vraiment nouvelle, hein, mon petit Ahmed.  On va travailler pour la science, toi et moi. Cette fois, je vais entrer d'abord, et puis je t'ap­pelle, et puis tu viens.

 

AHMED. Formidable!  Moustache retrouve tout seul la science expérimentale. Il fait varier les conditions, pour bien séparer ce qui est le hasard et ce qui est la nécessité. Moustache, vous aurez le prix Nobel, à ce train-là.

 

MOUSTACHE. Que l'aile soit noble ou pas, le poulet sera rôti. Voyons un peu le nouveau truc.

 

Ahmed et Moustache sortent. Puis Moustache rentre, avec mille précautions. Rien ne se passe. Il jubile.

 

Ahmed !Mon petit Ahmed ! Montre-toi…

 

AHMED :Tout va bien ? Le hasard a foutu le camp ? J'arrive.

 

Juste au moment où Ahmed entre, Moustache reçoit un troisième pot de fleur sur la tête.

 

MOUSTACHE : (assis sous le choc). On me tue. On m'extermine. Police. Police-secours. Le Samu. Les pompiers.

 

AHMED. Encore et toujours le hasard.

 

MOUSTACHE (presque hors d’état de réagir). Maudit bougnoul ! Arabe hasardeux ! Tu me la copieras. Tu vas voir! Je vais te mettre ton hard-zard dans la figure, tiens !

 

AHMED. Réfléchissez! C'est vous qui avez mitonné un plan génial : entrer le premier. Comment voulez-vous que la fille vous suite dans des idées aussi scientifiques ? La première série de faits est encore et toujours plus indépendante de la seconde série de faits. Vous, Moustache, vous pensez de plus en plus, et la Noire, disons Fenda, là-haut, elle est de plus en plus étourdie. Ça s'écarte, ça diverge. C'est le hasard total .

 

MOUSTACHE :  Tu sais pas ce que tu devrais faire, question science, mon petit Ahmed ? Moi je reste là, et toi, tu sors, puis tu rentres, puis tu sors, puis tu rentres... Ça serait bien, ça ! Peut-être tu verrais le hasard de près, à force?

 

AHMED : C'est une idée digne de Newton et d'Einstein, ça ! Une variation totalement expérimentale et scientifique.

 

Moustache se planque sur le côté de la scène. Ahmed sort et rentre plusieurs fois. Il ne se passe rien.

 

AHMED. C'est concluant On a eu trois fois le hasard, et mainte­nant, on a la nécessité. La nécessité, c'est quand aucune série de faits n'en rencontre une autre, comme ça, par hasard. C'est quand tout se sépare, que moi je vais, je viens et que l'autre, là-haut, elle ferme sa fenêtre, et que nous sommes tout à fait indifférents l'un à l'autre. Aucune rencontre fracassante.

 

MOUSTACHE : Ça commençait à bien faire...

 

Moustache reçoit un quatrième pot de fleurs sur la tête, et cette fois reste allongé KO.

 

AHMED. C'est vrai que quand le hasard insiste, il finit par ressem­bler à la nécessité.

 

Ahmed se promène de long en large. Soudain, un cinquième pot de fleurs tombe, ratant Ahmed de peu.

 

Oh, oh ! La leçon de physique est terminée.

 

 

8. La nation

POMPESTAN. Jamais de la vie. Il ne saurait en être ques­tion. Je vous le dis comme député-eu de Sarges-les-Corneilles. Comme membre du Consortium central et décisionnel du Parti pour le Rassemblement et le Redressement de la France, comme secré­taire-présidente du club parlementaire des femmes performantes. Comme épouse et conseillère d'Edouard Pompestan, président­ directeur général du groupe Capitou-Nuclée, les deux tiers du marché mondial pour la turbine à filière au carbone chromé, comme citoyenne éclairée, comme simple femme épanouie, bien dans sa peau, et qui n'a pas renoncé à plaire. Ni non plus, du reste, à déplaire quand il le faut ! Nous ne l'accepterons pas. C'est niet et mettez votre mouchoir dessus.

 

AHMED. Madame Pompestan. Si je peux devant vous argumen­ter de bas en haut, comme Ahmed qui n'est ni ne sera député. Mais qui existe, là, dans sa ressource invisible. Comme Ahmed qui n'est ni ne sera une femme d'action. Encore que...

 

Passons. Comme Ahmed n'est ni ne sera marié au sauveur de la turbine française. Mais plutôt collé au malheur du turbin mondial. Comme Ahmed ver de terre, ou peu s'en faut, amoureux d'une étoile. Ou presque. Comme Ahmed intellect sous sa seule peau basanée.

 

POMPESTAN Halte-là ! Dans la question qui nous occupe, mon cher Ahmed, la peau ne fait rien à l'affaire. Il y a des peaux noires qui sont bien de chez nous, des peaux blanches qui sont d'ailleurs, des jaunes mystérieux qu'on surveille, des Peaux-Rouges avec scalp et des gens verdâtres qui ont leurs papiers en règle. Ma femme de ménage vient des Philippines, et c'est une femme très bien, très correcte, qui ne volerait pas un oeuf dans le frigidaire.

 

AHMED. Ni un bœuf dans le lampadaire.

 

POMPESTAN (ahurie) Qu'est-ce que vous me chantez avec ce bétail dans les lampes ? Vous perdez le sens commun vous plongez dans votre vieux fond fanatique ! J'ai dit non, non et non. Point à la ligne.

 

AHMED. Pour dire "non". il faut savoir de quel "oui" on parle. Pas de "oui" pas de "non" non plus. Dis-moi un "oui", je te dirai ce que vaut ton "non". Si j'ouïs ton oui, j'ai le nom de ton non. Si je n'ouïs pas ton oui, ton non est sans nom, je n'ouïs pas non plus le nom du non. Le "nom de non".

 

Bref. A quoi madame la député-eu Madame Pompestan, épanouie, turbiniaire, actante, à quoi dites-vous "oui", quant à ce qui nous occupe ? Permettez que je puisse ouïr votre oui.

 

POMPESTAN. Je dis "oui" à la loi française. Le peuple, par mon entremise députative, vote la loi souveraine qui dit qui est qui, qui a droit à quoi, qui n'a pas droit à quoi, et qui n'a droit à rien, ou même à moins que rien. La loi qui sépare d'un côté l'officiel et le légal et le travailleur régulier qu'Edouard Pompestan accueille les bras ouverts dans ses ateliers productifs. Et de l'autre côté le clandestin, le sans-papiers, le surnuméraire, le louche, le venu en contrebande d'on ne sait où.

 

AHMED. Que la police accueille à matraque ouverte dans ses dépôts improductifs. La loi... Votre oui, si je l'ouïs bien, est que celui d'ici n'est d'ici que si la loi d'ici lui dit qu'il est ici ? Mais s'il est ici, la loi ne peut pas dire qu'il n'est pas ici. Sinon ce que j'ouïs n'est pas un oui, mais un non. Vous dites "oui" au non. Vous dites "oui" à ce que celui d'ici soit dit ne pas être d'ici. Le "non" vient avant le "oui", dans votre "oui" à la loi de l'ici. Puisque cette loi et tous les satanés flics derrière courent comme des diables sur des gens d'ici pour glapir qu'ils ne sont pas d'ici.

 

POMPESTAN : Il faut bien séparer ceux d'ici et ceux qui, quoique venus ici pour quelque raison louche, ne sont pas d'ici.

 

AHMED. Mais ils sont ici. Le fait est qu'ils sont ici. Et vous, vous dites "oui" à ce qu'ils ne soient pas ici,  sous prétexte qu'ils ne sont pas d'ici. Mais qui est d'ici, alors ? Si des gens qui sont ici d'après votre oui, tel que je l'ouïs, n'y sont pas ?

 

POMPESTAN. Les Français, mon cher Ahmed. Et les Françaises, bien entendu. Les Françaises et les Français sont d'ici. Et sont ici.

 

AHMED. Mais qui est français, à la fin ?

 

POMPETAN. Ceux que la loi dit qu'ils le sont, comme moi et Edouard, Français depuis le Moyen Age, et même avant.

 

AHMED.  Français avant le Moyen Age ? Et par la loi ? Tonnerre, les Pompestan ont inventé et la France et la loi. Mais dites-moi, dites-moi, je vois un cercle, là. Un cercle vicieux.

 

POMPESTAN. Edouard dit toujours "Caressez un cercle, il deviendra vicieux."

 

AHMED. On a dû le caresser longtemps, celui-là. Il est d'un vicieux.

 

La loi un jour vient et dit : "Ceux qui sont ici sont d'ici, ils sont fran­çais." Et ensuite la loi dit "J'en vois qui sont ici, mais qui ne sont pas d'ici. Pas français. Mais "pas français", ça n'a jamais rien voulu dire que "pas ici". Ou alors, c'est la peau, la race, l'odeur... Mais vous dites que non. J'ouïs le oui à ce non, de votre bouche suave, à propos de la Philippine qui vole des bœufs dans les dromadaires. Pas la peau, pas la race, pas l’odeur. Seulement la loi qui dit qu'ici sont les Français, que les Français sont ici, et que si on est ici on est d'ici, forcément, à un moment quelconque et pour toujours. A la longue, la loi, si usée et gâteuse qu'elle devienne, ne peut quand même, caressée et vicieuse, dire qu'ici n'est pas ici, ou qu'être d'ici n'est pas ici, ou qu'ailleurs est ici venu !

 

POMPESTAN : Mais que proposez-vous. à la fin des fins ?

 

AHMED Un "oui" tout simple. dont le "non" n'a pas cours. Celui qui est ici est d'ici. Celui qui vit ici, qu'on lui fiche la paix. Un pays, celui-là ou un autre, se compose des gens qui y vivent. C'est tout.

 

POMPESTAN. Jamais ! Jamais ce "oui"! Non et non ! Avec ce programme, je me fais ratiboiser aux élections. Vous ima­ginez ? Tous ceux d'ailleurs qu'on va dire d'ici ! C'est la chienlit ! C'est la fin de la race française…

 

AHMED Aïe ! La race ! Vous l'avez dit. La race.  Je croyais qu'il n'y avait que la loi.

 

POMPESTAN. Va te faire cuire un œuf, basané de mes deux.

 

AHMED. Vos deux quoi. Si vous me permettez ?

 

POMPESTAN (se jetant sur lui). Tu vas voir, saloperie de gens d'ici.

 

AHMED (sortant son bâton). Ici, mon petit bâton ! Je suis d'ici, moi j'y suis, j’y reste ! Ah ! On caresse la loi ! On la vicie comme un cercle ! Je vais lui caresser les côtes, moi je vais la redresser, la loi d'ici. Tiens! Tiens !

 

Ahmed bastonne Pompestan

 

AHMED (revenant essoufflé). Victoire du turbin dans sa lutte épique contre la turbine. C'est vraiment compliqué, la question nationale. Dire que pour être d'ici, bien d'ici, il faut ça.  (Il montre son front) et ça (II montre son bâton). La pensée et la force. Rien que pour être d'ici, alors qu'on est ici. Un combat perpétuel, pour être là où on est. Et sans savoir si ça vaut le coup, à la fin des fins. Il faut croire qu'on y tient, nous autres, philosophes nés natifs d'ailleurs ou d'ici, à rester ici. Et pourquoi on y tient, je vous le demande ? Parce qu'on est ici. A la force du poignet, on y est. A grand renfort de pensée subtile et de vie compliquée. Ici, on y est. Ici. Et on y restera, la loi circulaire et vicieuse n’y fera rien. La pensée veille. Et aussi le bâton. Le bâton qui pense. Il y a un grand philosophe, Pascal, qui a dit que l'homme était un roseau pensant. Moi, Ahmed, pour être d'ici, et que tous, là, vous y soyez comme moi, je me change en bâton pensant. Le plus fort de la nature. Allez, gens d'ici, restez ici. Restez assis. Je veille.

                                                                                                                                        

9. L'événement (3éme partie)

 

AHMED : Cette fois ci c’est certain, il va se passer quelque chose. Comme moi vous sentez n’est-ce pas ? Le monde est en déséquilibre, il n'est pas exactement à sa place. Les gens sont toujours bizarres.

 

Vous-mêmes, là, devant moi, vous êtes bizarres. Qu'est-ce que vous faites, assis, alignés sur des chaises, à me regarder ? Hein ? Vous vous dites : Il va se passer quelque chose. Sinon vous seriez à vos affaires, comme moi. On est là pour attendre ensemble. Attendons.

 

Mais où ça va arriver? C'est ça qui me turlupine. Ça va arriver, j'en mets ma main au feu. Mais où? En haut ? A droite ? Au fond, tout au fond ? C'est dur de ne pas savoir où. Quand vous savez ou ça arrive, vous vous préparez. Vous consolidez l'endroit, vous pou­vez même faire une estrade, ou une barricade. Ou un piège à cons. Mais si vous ne savez pas du tout où ça arrive, vous êtes nerveux, vous regardez partout. Vous prenez de gros risques. Il y a de gros risques. Je vous préviens. Vous avez intérêt à regarder partout, vous aussi. Pendant qu'on attend.

 

 

Il y a quelque chose qui ne va pas. Ça aurait dû arriver. Ou bien c'est arrivé ailleurs ? On s'est trompé d'endroit ? Je suis vraiment fatigué, aujourd'hui. Rien ne marche comme prévu. On va juste attendre encore un peu, mais je n'y crois plus.

 

 

Bon, tant pis. Excusez-moi de vous avoir fait attendre. C'est quand même bizarre... Tant pis. On essaiera de savoir si c'est arrivé ailleurs. Quoique ailleurs, ça soit grand. La vérification ne sera pas facile. Je vous tiendrai au courant. Excusez-moi.

 

Ahmed sort de scène d’un pas traînant, en regardant fréquem­ment derrière lui. Finalement, il disparaît. Bref silence. Puis on entend une explosion terrible, qui doit faire sursauter toute la salle.. Ahmed rentre alors par le fond  et regarde partout.

 

Rien à faire, rien à faire. On avait pourtant pris toutes les précau­tions. On avait inspecté les lieux. Vous êtes témoins. On avait pris tout notre temps. Mais c'est toujours pareil. Ça arrive toujours quand on ne l'attend plus. Quelque fois même, ça arrive quand on ne l'attend pas encore. C'est le pire. Je ne l'ai jamais vu arriver quand on l'attendait, l'événement. Avant l'attente, oui, ça arrive. Après l’attente, ça arrive souvent. Mais pendant, vous pouvez toujours courir. Au bout du compte, quand on l'attend, l'événe­ment, on perd son temps. Mieux vaut être surpris. C'est toujours un peu dur, la surprise de l'événement, d'accord, mais comme c'est inévitable... N'attendons plus. A partir d'aujourd'hui, nous n'attendrons plus rien. Toujours ça de gagné. Allez, à la prochaine. A la prochaine fois où ça arrive. Par surprise.

 

 

10 La philosophie

 

 

 

La scène est comme une salle de classe, dont Ahmed est le professeur ‑ il arpente l'estrade avec son bâton ‑, et dont les quatre élèves sont Moustache, Rhubarbe, madame Pompestan et Fenda.

 

 

AHMED. Avec tout ce que je vous ai dit, avec tout ce que je ne vous ai pas dit, et qui est au moins aussi important, avec tout ce que vous vous êtes dit, dans votre lit, la nuit dernière, après la prière du soir à Allah le Dieu des chameaux et des égorgeurs; ou à Bouddha qui ne boit pas l'eau, même en temps de famine, rapport aux grenouilles sacrées qui pourraient vivre dedans; ou à Jahvé qui possède son peuple à lui, l'avantage étant que les autres peuples ne sont pas à lui; ou à Jésus qui tend sa joue gauche quand on lui botte le derrière, et qui allume quelques bûchers pour griller ceux qui ont tendu la joue droite; ou pas de prière du tout, ici on est laïques et obligatoires; avec tout ça et pas mal d'autres choses, vous allez me faire une interrogation orale et récapitulative qui comptera pour le hui­tième de la note intermédiaire de l'examen de passage dans la classe Supérieure Pour le respect du principe fondamental du républica­nisme à l'école, le principe de l'égalité dans les examens, ce sera la même question pour tout le monde. Pour le respect du principe fondamental de la pédagogie démocratique et participative, le prin­cipe "si c'est moi qui le dis c'est plus vivant que si c'est un autre", chacun pourra parler quand un autre aura répondu. L'heure est grave. Il faut donner le meilleur de vous-même, et faire jaillir de vos cerveaux l'étincelle créatrice forgée par deux trimestres de dévoue­ment à l'éveil discipliné de votre esprit critique. La question est: « Qu'est‑ce que la philosophie ? » Elève Rhubarbe je vous écoute.

 

RHUBARBE La philosophie est l'amour de la sagesse. La sagesse est d'être humain dans tous les rapports humains. Les rapports humains c'est de respecter la différence de l'autre. La différence de l'autre c'est qu'il n'est pas comme moi. Et moi, c'est ce qui existe à la base. Donc la philosophie est l'amour de ce qui est différent de ce qui existe à la base.

 

AHMED (d'en air menaçant). Est‑ce que l'un d’entre vous veut intervenir avant que je dise tout le mal que je pense de cette réponse rhubarbissime ?

 

MOUSTACHE (crachant par terre). Et si J'aime pas, ce qui est différent de ma base ? Si je lui chie sur la gueule ? Qu’est-ce qu'il va dire, le philosophe ?

 

FENDA. Toi, le mieux est de t'embrocher comme une pintade, et de philosophiquement t'écraser les vilaines mandibules.

 

AHMED. Silence dans les rangs ! Rhubarbe, trois sur vingt. Vous avez appris la philosophie dans les journaux, ma parole ! Elève Pompestan, qu'est‑ce que la philosophie ?

 

MADAME POMPESTAN. Edouard dit toujours: « La philosophie, c'est l'art d'accommoder les restes. » Et j'ai coutume de lui répon­dre: « Vous avez de beaux restes, Edouard, je me ferai un plaisir de les accommoder. »

Elle rit, les autres la regardent en ricanant.

 

RHUBARBE. Les restes de quoi ? Vous pouvez me dire des restes de quoi la philosophie s'accommode ? Les déchets nucléaires ? Les restes au rang du cœur ? Je vous coince, là !

 

MADAME POMPESTAN. Espèce de demeuré ! La culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. Donc, la philosophie, c'est ce qui accommode les restes de la culture, les restes de ce qui reste quand on a tout oublié. Et toc !

 

MOUSTACHE (crachant par terre) Et si je l'emmerde, la culture ? Si je lui siffle au cul ? Avec tous ces intellectuels qui c'est qui sont des Arabes ou des pédales, et même des pédales arabes, chose qu'on ne croit même pas que ça puisse exister à Sarges les­ Corneilles ? Elle est belle, tiens, la philosophie des Français !

 

FENDA. Si on ne le fait pas taire, ce gros cochon idiot, je lui arrache la tête ! De toute façon, il n'y a rien dedans.

 

AHMED. Du calme, s'il vous plaît. Madame Pompestan, trois sur vingt. Le mot "culture" est le plus creux et le plus néfaste destemps modernes. Dites "l'art", dites "la science", dites "la politique", dites "l'amour", dites même "le désir" si vous y tenez, et visible­ment vous y tenez, dites "la pensée", dites tout ce que vous voulez, mais j'interdis qu'on se serve à la va‑comme‑je‑te‑pousse du mot "culture". C'est déjà un reste prédigéré, ce mot, alors le reste de ce reste, vous imaginez ! Et vous, Fenda, puisque vous avez la langue bien pendue, dites‑nous ce qu'est la philosophie.

 

FENDA. La philosophie est une subtile invention des hommes délicats, destinée tout d'abord à plaire aux femmes, en équivalence de ce fait avec le roucoulement du ramier ou la roue du paon. Et deuxièmement, pour ce qui n'en est pas cet usage, un exercice souple pour que penser ressemble à une étoffe dorée plutôt qu'à un morceau de cuir de vache.

 

MADAME POMPESTAN (venimeuse) J'en connais une qui, faute d'éducation, court dès que le ramier philosophe la siffle. La femme moderne et battante a éventé le piège depuis longtemps !

 

FENDA. Oui oui ! Remue ta jupe de député‑e devant les jeunes cadres de chez ton Edouard, madame Pompestan ! Le philosophe ne te chantera pas sa mélodie de concepts dorés !

 

MOUSTACHE. Et si je m'en torche, de faire le ramier pour des cocottes ! Ah ah ! Je leur montrerai plutôt mes cacahuètes, tiens ! Mesdames ! Vous voulez que je vous montre mes cacahuètes ?

 

RHUBARBE. Monsieur Ahmed ! Arrêtez ce flot ignominieux de misogynie ! Menons le débat dans le respect de l'autre et la com­préhension de toutes les cultures qui sont toutes nécessaires à la convivialité de notre village planétaire.

 

FENDA. Y compris la culture des cacahuètes ?

 

Elle donne un coup de pied dans les testicules de Moustache, qui se plie de douleur

 

AHMED. Le débat progresse. Les arguments s'affinent. Elève Fenda! D'un côté, votre réponse était empruntée au réel. Elle ne manquait pas de grâce et de saveur. Elle aurait, selon ces seuls critères, valu un bon seize sur vingt. Mais d'un autre côté, elle était animée d'un esprit antiphilosophique détestable, auquel j'aurais eu le désir spontané d'opposer la barrière d'un pur et simple zéro. Je vous déclare ajournée pour une autre session.

 

FENDA. Tu m'ajournes le jour plus facilement que tu ne m'annuites la nuit.

 

AHMED. Ne sors pas du sujet. Elève Moustache, qu'est‑ce que la philosophie ?

 

MOUSTACHE. C'est quand il y a un bon boulot de chef, de la sécu­rité, la France aux Français, les sidaïques dans les sidatoriums, comme avant du temps qu'on était pas dans la décadence les sana­toriés ils étaient dans les sanatoriums. C'est quand c'est qu'on se faisait pas taper au foot par des énergumènes métèques du Moyen­Orient et du Moyen Age. La philosophie de avant qu'on décline, il y avait pas de drogue, ni de pédés, ni d'Arabes, ni de rock‑roll, ni de chinetoques, ni de complications, ni d'avortements, ni de zintel­lectuels, ni de rien, quoi. C'est quand c'est qu'il n'y avait rien, la vraie philosophie. Que des Français, et l'armée française.

 

FENDA. Tout le monde dans un bocal de cornichons ! La philo­sophie du cornichon qui ne connaît que le cornichon !

 

RHUBARBE. Madame Fenda, je ne suis pas d'accord avec toute cette violence que je vous vois dans le débat ! Il faut écouter ce que dit monsieur Moustache, comprendre toute l'angoisse qu'il y a derrière ! L'angoisse d'un monde sans racines !

 

MADAME POMPESTAN (se curant les ongles en sifflotant). Laissez tomber, Rhubarbe, noir c'est noir. On appelle ça le principe d'identité, n'est‑ce pas, monsieur Ahmed ? A est identique à A.

 

FENDA. C'est sûr, comme l'est la venue du soleil au‑dessus du dos chamelé des collines, qu'une conne est identique à une conne !

 

AHMED. Messieurs ! Mesdames ! Nous sommes loin, très loin, de la philosophie... Elève Moustache, vous aurez zéro. Votre tentative de philosophie nihiliste de bistrot a totalement échoué. Elle a sombré dans ce que je nommerai du caca existen­tiel. Si vous voyez ce que je veux dire.

 

MOUSTACHE. Non, je ne vois pas du tout.

 

MADAME POMPESTAN. Il a dit que vous étiez de la crotte de bique.

 

RHUBARBE. Professeur ! Vous ne suivez pas la ligne des droits de l'humain à s'exprimer !

 

FENDA. Ahmed ! Tu ne vas pas discuter jusqu'à la venue du soir avec ces spécimens que nous dirions en matière plastique ?

 

AHMED. La philosophie, chers élèves, est exactement ceci: une pensée dont tout le contenu réel est la pensée elle‑même. pensées. Et la philosophie, c'est quand la pensée accepte de faire face à toutes ces pensées diffé­rentes. La pensée faisant face aux diverses pensées. Voilà la philo­sophie. Et elle voit que dans la pensée, il y a ce qui arrive soudain, il y a ce qui dure, il y a ce qu'il faut travailler. Il y a les différents moments finis d'une sorte de construction infinie. Et dans la pensée il y a de la joie, il y a de l'enthousiasme, il y a du bonheur, il y a du plaisir. Si bien que la philosophie, c'est aussi de faire face et place à la joie de penser. Vous n'avez pas été très bons dans cet examen oral et récapitulatif. Et la raison principale me semble être la suivante: pas assez de joie. pas assez de confiance dans la joie de penser. Trop de chicanes, trop d'amertume, trop de ressen­timent, trop de rivalité. Si détestable soit le monde, et il l'est, il y a toujours un point, en vous-même, un point obscur et personnel, inattendu, presque pour vous-même stupéfiant, qui est le point de départ pour penser ce qu'il y a. Tenir ce point ! Le trouver et le tenir ! La philosophie n'a pas d'autre but ! Que chacun trouve son point et le tienne ! Le point d'où vient en vous la ressource de la pensée et de sa joie. Le point qui est le point de vue, le point qui fait que chacun peut inventer, et non pas répéter. Car répéter est le chemin de l'imposture et de la douleur. Ne plus répéter, ne plus cuire dans son jus. Etre irremplaçable, non parce qu'on est soi‑même, mais parce qu'on a trouvé, en soi‑même, le point actif, celui qui nous sépare de notre fatigue et de notre monotonie intime.

 

FENDA. Alors, Ahmed, c'est comme quand un soleil fend les nuages, ou comme quand après l'hiver il y a le cri du premier oiseau.

 

AHMED. Tu l'as dit, ma radieuse ! La philosophie est ce qui nous aide à interrompre la répétition. Séparez‑vous ! Séparez‑vous de vous-même. Alors, avec ce réel en vous qui vous fend, il y a la pensée et la joie. Debout, les morts !

 

 

 

 

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